Nouvelles Éclair - 2

La fois de trop

Nathalie Agier

Salle comble. Tous les regards sont braqués sur toi. Une fois encore. Tu es le roi de la fête. Je te dévisage, toi le virtuose des mots, le magicien qui éclipse avec maestria notre sommeil. Tu rayonnes dans ton costume neuf, tes yeux brillent, émus de cette nouvelle reconnaissance. Les applaudissements fusent en rafales. Les flashs crépitent. Le premier prix, une fois de plus. Ton triomphe est aussi solaire que ton roman est noir.
À la vôtre ! Les flûtes s’entrechoquent. Je sens la bile monter dangereusement, acide. Une furieuse envie de vomir. Un enfer… Tu te diriges vers les toilettes, je te succède subrepticement, éternel second. Tu es de dos, face à l’urinoir, paisible. Je m’avance à pas de loup et bondis tel un fauve. Mes doigts enserrent brutalement ton cou gracile, leurs jointures blanchissent. Tu t’écroules comme une poupée de chiffon, les yeux révulsés par la frayeur, toi qui aimais tant la répandre.
— La fête est finie ! Tu ne me voleras plus la vedette !

Le nid du rêve

Josette Masson

Il était une fois un petit caillou malencontreusement resté au sol qu’un balai aspirant avait oublié. Est-ce lui que le petit oiseau avait avalé ? Il se tordait de douleur. Son petit corps duveteux roulait d’un côté, se redressait, roulait de l’autre. Mais il ne criait pas.
Elle aurait voulu le prendre dans ses mains, avec précaution, lentement, sans l’effrayer, pourvu qu’il la laisse approcher sans crainte. Elle semblait lutter contre son désir de l’aider.
C’est alors que le bec de l’oiseau s’accrocha au doigt de sa main qu’il pinça. Ainsi arrimé, elle put caresser doucement sa tête, son cou afin que le caillou supposé pût disparaitre enfin.
Blotti dans ses mains, il retrouva une respiration apaisée, ses yeux papillotèrent, son bec relâcha son étreinte, il s’envola.

Sérum

Laure Gobron-Houssiere

Léa, trois kilos, est déposée sur le ventre maternel. Tout est beau chez elle : son duvet blond, ses narines palpitantes, sa bouche cerise.
C’est mignon si petit ! Il ne faudrait pas que cela grandisse !
C’est le crédo de la mère pétrie d’un amour fou.
Léa grandit sans père. Elle est confiée à une nourrice pour que la mère, chercheuse en biologie cellulaire, se consacre à ses travaux.
Léa vient d’avoir trois ans. Sa mère juge que l’enseignement de l’école n’est pas l’éducation qu’elle veut donner à sa fille. L’enfant doit fuir l’obligation scolaire. Elle l’emmènera à l’étranger.
Avant, il lui faut annihiler les effets du temps, à défaut de pouvoir l’arrêter. La mère n’accepte pas que sa petite fleur croisse, bourgeonne puis se flétrisse.
Elle lui injecte le composé destructeur des hormones de croissance qu’elle a mis au point.
Mais la vieillesse rattrapera la mère, simple mortelle, condamnant Léa à l’enfance éternelle, seule face au temps qui n’aura aucune prise sur elle.

Le "filtre" d’amour

Mai Voisard

On cherche les ingrédients, de l’original, de l’exotique, du piment, du poivre de qualité pour le subtil mélange.
Après ces tâtonnements, on pense avoir réussi la combinaison idéale qui ravit le palais. Celle qui restera dans les mémoires et durera.
Les ingrédients, si fins soient-ils, se fanent, et le goût n’est plus le même, il paraît fade subitement. Le mélange, trop approximatif, a perdu de sa sapidité. Certaines saveurs ont disparu et celles qui restent ne sont pas les meilleures.
On avait tous pris les mêmes éléments sans le savoir : de l’espoir, de la poudre aux yeux, de la joie, de la tendresse, du désir, des rires, du soleil, mais il manquait le lien.
La recette se délite. Il ne reste, au fond du moule, que de la mélancolie, de l’attachement, au mieux de l’amitié, mais aussi des reproches, des regrets ou même des remords.
Il ne reste alors qu'à tout recommencer afin de concocter la nouvelle recette, celle qui durera toute une vie.

Mai Voisard est l'auteure du recueil Ce que bon me semble.