La toupie

La patience n’était pas le fort de Denise. Elle ne supportait pas d’attendre. D’attendre quoi, me direz-vous ? Tout ! Depuis qu’elle était petite, tout l’impatientait ! En ces années de début de siècle à Paris, la vie n’était pas simple pour les ouvriers. Et elle devait attendre d’avoir le certificat d’études pour travailler et pouvoir aider ainsi sa famille.

Un jour où elle s’ennuyait ferme dans la cour de l’immeuble où elle vivait, elle croisa une vieille femme toute voûtée par les années. Celle-ci vint la voir et lui dit : « Je te connais, je sais que tu es impatiente, alors je peux t’aider. Prends cette toupie et fais-la tourner pour faire défiler les mois. Ainsi pourras-tu arriver là où tu le souhaites sans attendre. Mais fais-en bon usage, le temps passe vite ! ». La vieille déposa la toupie aux pieds de Denise et s’en alla.

Interdite, Denise prit l’objet. C’était une toupie en bois rainuré, toute simple. Elle l’examina un moment, puis se dit : « Qu’est-ce que je risque ? » et fit tourner la toupie. Eberluée, elle se retrouva projetée dans une salle d’attente, assise près de sa tante. Une dame vint les chercher. « C’est la contremaîtresse », murmura sa tante. La contremaîtresse dit à Denise : « Puisque tu as eu ton certificat d’études, je t’embauche. Tu commenceras demain à travailler de 8h à 18h. Ça te convient ? ». Denise était trop contente d’entrer dans la vie active et d’ainsi pouvoir apporter sa contribution aux dépenses familiales. La toupie avait rempli ses promesses ! Elle commença le lendemain, un travail d’ouvrière dans la chocolaterie. Les journées étaient longues et se ressemblaient toutes. La seule chose que Denise attendait à présent, c’était le samedi soir.

En août 1914, la France entra en guerre contre l’Allemagne et la vie à Paris devint vite difficile à cause des restrictions de nourriture et de charbon. Denise repensa à sa toupie. Impossible de savoir combien de temps durerait la guerre. Elle fit tourner la toupie en demandant la fin des combats. Et soudain, tout changea autour d’elle. Les cloches carillonnaient, les gens s’embrassaient dans les rues de Paris et criaient : « Vive l’Armistice ! ». La guerre était terminée. La vie reprenait son cours.

Denise était maintenant une jeune fille de vingt ans et depuis quelque temps, son cœur balançait entre deux hommes. Elle ne savait lequel choisir : Pierre le sacristain de l’église ou Alphonse, le frère de sa meilleure amie. Devant un tel dilemme, elle décida de laisser le destin répondre à sa place. « Si j’utilise la toupie, je me retrouverai peut-être mariée, et ainsi, je saurai quel était l’homme que je devais choisir ! ». Elle demanda à aller deux années plus loin et tourna la toupie.

Elle se retrouva en 1920. Son ventre était énorme, elle était enceinte ! Alphonse était là, près d’elle, qui buvait un coup sur la table de la cuisine. C’était donc lui que le destin avait choisi pour elle, sa meilleure amie était ainsi devenue sa belle-sœur. Hélas, elle comprit aussi qu’entre temps, elle avait perdu son cher papa. Son refus d’attendre l’avait ainsi privée de ses derniers moments.

La vie continua son cours, elle mit au monde une fille puis un garçon un an plus tard. En 1929, elle avait quatre enfants. Elle ne travaillait plus mais attendait toujours quelque chose : la paye à la fin du mois, le dimanche en famille, le retour d’une vie meilleure. En effet, Alphonse était porté sur la boisson et, s’il n’était pas violent envers elle, il frappait ses enfants lorsqu’il était saoul. Cette situation était invivable. Denise n’eut bientôt plus la force d’attendre une amélioration. Alors, elle demanda à la toupie de l’emmener vers des jours plus heureux, et elle la fit tourner de nouveau.

Elle se réveilla dans le joli jardin de sa tante, un beau soir de 1933, sous le cerisier. Elle entendait jouer au loin les enfants. L’air était doux et embaumait. Alphonse était là, charmant et enjôleur, sobre pour une fois, et très amoureux. Elle se donna à lui et se retrouva enceinte d’un cinquième enfant. Pourtant, elle s’était juré de ne pas en avoir d’autre. D’autant plus que le charme et la bonne humeur d’Alphonse n’avaient duré que le temps d’un soir d’été. Elle ne voulait plus attendre d’être enfin un peu heureuse. Pourtant, à cet instant, elle songea à l’avertissement de la vieille femme : « Fais-en bon usage, le temps passe vite ! ». La toupie lui avait déjà pris de nombreuses années, mais le bonheur n’a pas de prix. Elle fit tourner la toupie, et se retrouva sous les bombes. Des soldats allemands avaient envahi les rues de Paris et des alertes incessantes précipitaient les gens dans les caves. Alors, elle demanda d’aller à la fin de la guerre et tourna de nouveau la toupie. En 1945, la guerre était terminée. Alphonse était revenu du STO et était bien malade. Néanmoins, il buvait toujours et Denise attendait qu’il meure, ne supportant plus son humeur d’alcoolique et son haleine fétide. Son vœu fut exaucé sans avoir recours à la toupie, et Alphonse s’éteignit en 1946.

Que lui restait-il à attendre à présent, si ce n’est que ses enfants soient heureux, établis et à l’abri du besoin ? Denise retrouva sa toupie et s’interrogea. Était-il temps de transmettre son secret ? Devait-elle profiter de jours qui seraient peut-être meilleurs ? Elle demanda dix ans, juste dix ans, estimant qu’ainsi, chacun aurait fait son chemin. En 1956 effectivement, tout allait mieux. Quatre de ses enfants étaient mariés, elle était déjà six fois grand-mère et sa dernière fille conçue sous le cerisier, s’apprêtait elle aussi à convoler. Cette fille-là était la préférée de Denise, celle qui la soutenait, et elle n’avait pas très envie qu’elle la quitte pour se marier. Aussi Denise décida-t-elle cette fois de faire preuve de patience et d’attendre pour voir comment évolueraient les choses. Elle essaya plusieurs fois de décourager sa fille, lui démontrant que son fiancé n’était pas fait pour elle. Elle voulait que sa fille soit plus heureuse qu’elle-même l’avait été. Elle hésita à lui parler de la toupie, voire à la lui transmettre. Mais elle pensa qu’elle en aurait peut-être encore besoin et le mariage eut bien lieu. Sa fille se retrouva très vite enceinte, Denise vit une dernière chance de garder un lien avec sa fille en lui proposant de s’occuper de sa petite fille. La fille accepta et laissa à sa mère le soin de s’occuper de la petite fille qu’elle avait mise au monde. La vie reprit son cours. Denise était béate devant cette enfant qui lui appartenait presque, sans retrouver les soucis d’un mari, d’un travail. Cette enfant réparait des blessures dans l’histoire de sa grand-mère. Elle grandissait bien, était intelligente et malléable à souhait, Denise n’éprouvait plus aucun besoin d’aller de l’avant, mais aurait plutôt souhaité arrêter le temps. Elle fit le calcul des années perdues et en trouva le nombre impressionnant ! Trente-et-un ans ! C’était énorme ! Une vie. Il ne fallait pas gâcher les années avec sa petite fille, mais au contraire les vivre intensément. Hélas pour elle, sa fille et son gendre reprirent l’enfant avec eux alors qu’elle avait sept ans, et Denise se retrouva seule.

Elle pensait sans arrêt à la toupie, ne souhaitant pas attendre que la vie lui offre des moments de bonheur. Elle les voulait tout de suite, maintenant ! Mais elle avait déjà soixante-sept ans, c’était un peu risqué ou alors, peut-être pouvait-elle l’utiliser avec parcimonie. Alors Denise fit le souhait de ne rencontrer que d’heureux moments à chaque fois qu’elle tournerait la toupie, et elle prit l’habitude de la faire tourner tout doucement. Elle attendait Noël avec impatience : Noël arrivait bien vite et elle se retrouvait en famille. Elle attendait les grandes vacances pour se retrouver avec sa petite fille : les grandes vacances étaient là ! Elle attendait que sa petite fille fasse un beau métier : celle-ci devint professeur. Elle attendait que sa petite fille se marie : elle assista à son mariage. Elle attendit que celle-ci soit mère à son tour : un arrière-petit-fils lui vint. Denise ne vivait plus ainsi que des moments heureux. Si la vie était trop lourde ou trop monotone, elle avait sa toupie ! Elle eut bientôt quatre-vingt-cinq ans et devint fragile. Ses enfants décidèrent un jour qu’elle n’était plus capable de vivre seule et la placèrent en maison de retraite. Denise était désespérée. Si elle faisait tourner la toupie à présent, elle savait que la mort l’attendrait. Et là, elle regretta son impatience des jours passés, toutes ces années perdues pour ne pas avoir à attendre. Un jour où sa petite fille chérie était venue lui rendre visite, elle se décida à lui confier son secret. Celle-ci l’écouta puis lui dit : « Tu sais, Mémé, tu ne peux pas attendre toujours que le meilleur arrive. Le meilleur est en toi, c’est toi qui le construis. Je comprends qu’on veuille éviter le pire, mais même pendant la guerre, tu aurais peut-être pu vivre des petits bonheurs. Peut-être que ton mari aurait pu te rendre plus heureuse. Tu as toujours cru que le meilleur était à venir. Mais le meilleur c’est aussi toi et moi, ici et maintenant, à nous souvenir des bons moments du passé. »

Denise ferma les yeux et confia la toupie à sa petite fille en lui demandant de la brûler. Les paroles de sa petite-fille lui avaient permis d’ouvrir les yeux. Elle avait compris. Elle n’était plus pressée à présent. Elle voulait vivre chaque minute qui lui restait à vire. Elle attendait la mort avec sérénité.

Sa petite fille fit un grand feu et y jeta la toupie. Elle s’enflamma rapidement et une intense fumée s’échappa du brasier.

Quelque part en 1910, la petite Denise assise dans la cour de son immeuble ne croisa aucune vieille femme.

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