Sens interdit

Il est sept heures, et pour Antoine, il est grand temps de partir. Pas question d’arriver en retard, il subirait une nouvelle fois les foudres de son manager en chef, un homme qui dirige son service comme un certain président gère son pays. A coups d’insultes et d’humiliations. Antoine monte dans son Opel Corsa, allume la radio et démarre.

Sur cette route qu’il emprunte presque quotidiennement, le trajet dure vingt-cinq minutes, ce qui lui semble beaucoup. À la journée, cela représente cinquante minutes. À la semaine, deux cent cinquante. Plus de quatre heures. Antoine n’a même pas le courage de calculer combien cela représente sur une année. Il redoute la prise de conscience de tout ce temps perdu, juste pour aller bosser.

Bien sûr, il essaie comme il peut de profiter de ce temps, de l’occuper utilement. Mais ce ne sont que des activités annexes : écouter un livre audio, faire de la méditation en pleine conscience ou suivre les informations à la radio. Rien de ce qu’il ferait s’il restait à la maison.

Ce matin, la radio grésille. Il se dit qu’il devra vérifier, une fois arrivé, si l’antenne est toujours bien en place. Cela fait déjà trois fois qu’on la lui vole. Il s’est toujours demandé pourquoi. Pourquoi son antenne ? Et pourquoi trois fois ? Une fois, il peut comprendre. Peut-être que quelqu’un, un jour, avait eu besoin d’une antenne et l’avait prise sur sa voiture. Mais trois fois… Antoine est en train d’imaginer alors une sorte de système de troc involontaire, de libre-échange, un chassé-croisé d’antennes où chacun vole et se fait voler. L’idée incongrue qu’il pourrait retrouver l’une de ses antennes le fait sourire. Seulement, pour ça, il faudra qu’il en vole une à son tour, mais Antoine n’osera jamais faire ça.

A la radio, les nouvelles, comme chaque matin, ne sont pas réjouissantes : guerres, génocide en cours, crise économique, chômage, cyclone. Un mois de décembre que les nombreuses guirlandes électriques de Noël ne parviennent plus à illuminer. Antoine n’a pas le moral. Cela vient de l’heure, ou peut-être de la lumière blafarde du matin, ou encore de sa destination. Qui sait ? Et puis, il y a ces faits divers sordides, ces drames exceptionnels qui passent pour ordinaires. Les médias optent pour les plus effrayants, les moins réalistes, les plus horribles, et le timbre doucereux des voix, l’émotion récurrente des témoignages et les opinions intangibles des “experts”, font de ces drames toute une traînée de possibles qui tétanisent : des “pourquoi-pas?”, des “je m’en doutais”, des “ça peut se produire n’importe quand”. Vraiment, il n’y a pas de quoi se réjouir, pensait Antoine. Il écoute tout cela machinalement, son esprit qui divague, rebondit sur les mots qu’il entend. “Mort”, “accident”, “route”, “folie”,… l’emportent dans un tourbillon nauséeux de mots durs, froids, violents qui sont le reflet de ce monde fou et sans visage.

Voilà où en est l’état des pensées de notre cher Antoine, lorsqu’il apprend qu’un homme a été tué par un automobiliste pour une place de parking. Après une courte mais vive altercation, le meurtrier – qui n’avait pas encore la conscience d’en être un – aurait ouvert le coffre de sa voiture afin d’y sortir un couteau de chasse. ll aurait planté, à trois reprises, la lame dans le ventre de son concitoyen. Pourquoi trois fois ? Une fois, c’est la colère qui s’exprime, trois c’est… la quête de l’irréversible. L’homme aurait été immédiatement pris en charge dès l’arrivée des secours – sans blague ! – et transporté aux urgences dans un état grave, le pronostic vital étant engagé. La jolie voix féminine aux accents d’école de journalisme fait une pause – fausse pudeur – avant de passer à un autre sujet.

Antoine, lui, est incapable de la moindre violence. Il aurait plutôt tendance à éviter à tout prix l’affrontement, à accepter la domination de l’autre. Se soumettre, il en avait l’habitude. De nombreuses années à subir l’autorité d’un père violent d’abord, puis la hargne et l’indifférence d’instituteurs stupides, la bêtise crasse de camarades grégaires et lâches, la grande gueule des petits chefs.

Le ronronnement de la radio et le vrombissement du moteur s’harmonisent pour mettre en état de veille automatique l’esprit d’Antoine, parti ailleurs, vers une pensée dont nous n’arrivons pas cette fois à percer la portée, ni la nature.

Brusquement, il freine pour éviter une camionnette de livraison arrêtée en travers de la rue. Il se rend compte trop tard qu’il est en tort. Comme à son habitude, Antoine a emprunté cette petite rue à sens unique pour gagner du temps, ignorant le panneau de sens interdit. En dix ans, il n’y avait croisé personne. Devant lui, une camionnette blanche, et son logo sur le capot, une cible bleue dardée d’une flèche rouge. Dans la rue, deux véhicules comme deux chiens de faïence qui se regardent.

Antoine sort immédiatement et se dirige vers le livreur pour s’excuser :

— Pardon, je vais reculer tout de suite, Je suis dés…

Il n’a pas le temps de finir qu’un coup de poing lui écrase le visage. Étourdi, il recule. Un deuxième coup le fait chuter. Un coup de pied le frappe à l’estomac alors qu’il est à terre.

— Tu crois que j’ai que ça à foutre, connard ? Tu sais combien je gagne pour ce boulot de merde toute la journée ?! Mon temps c’est mon argent, trou du cul !

Antoine se relève péniblement et retourne à sa voiture, se verrouille à l’intérieur. Il fait pivoter le rétroviseur central. Son œil enfle, une dent est cassée, et il sent une douleur vive dans les côtes. Dehors, semblant venir de toutes parts, les insultes fusent encore. Le livreur hurle des obscénités, dont même la mère d’Antoine fait l’objet – alors qu’elle n’a rien à voir dans tout ça. Tout autour, des passants s’attroupent, passionnés par ce spectacle affligeant, accoutumés aux niaiseries et aux clashs des plateaux télé. Antoine imagine ce public sourire, juger la lâcheté d’un type stupide et prostré, enfermé dans sa voiture, par peur d’affronter cette masse épaisse, ce corps brut, impoli, si imparfait, nerveux et sans âme. Derrière le pare-brise, cette forme lui rappelle toutes les humiliations vécues, les frustrations subies, l’âpre sentiment de n’être qu’un défouloir, une serpillère. Une feuille de papier rose, sur laquelle s’écrivaient toutes les colères éprouvées, les espérances déçues, les défaites personnelles, les ratés, les manques et les regrets.

L’homme ne le laissera pas. Jamais. Il est au cœur du spectacle, fort d’étaler sa virilité puissante au monde des storys et des smartphones braqués sur lui. Antoine essuie chaque invective comme un échec, en rentrant la tête dans les épaules.

Trop de gens derrière la voiture l’empêchent de reculer. Antoine est pris au piège. Sa patience est sans limite, mais combien de temps peut-il attendre encore face à ce visage rouge, aux mâchoires serrées, qui éructe des mots et des crachats ?

Tu vas voir un peu si tu vas pas sortir ! Je vais te casser en deux, minable !

Le livreur retourne vers sa camionnette. Antoine le voit s’éloigner. Sur son dos, le logo de la société, la cible et la flèche. Il le voit déjà fouiller dans le coffre et s’imagine le pire. Il faut faire quelque chose. Sans réfléchir, il tourne la clé, enclenche la marche arrière. Il jette un œil derrière. Il soupire. Trop de monde. Il passe alors la première, accélère. La voiture percute l’homme, le plaque contre la camionnette, les jambes écrasés contre le capot. Les cris de douleur n’atteignent pas Antoine. Il recule, accélère de nouveau, l’écrase une deuxième, puis une troisième fois. Tout s’arrête. Pourquoi trois fois ? Antoine ne sait pas.

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