Vengeance décaféinée

— Mais puisque je te dis que le robusta est plus corsé et amer parce qu’il contient plus de caféine que l’arabica ! Même un enfant de cinq ans comprendrait cela. Tu es têtu comme une bourrique, mon pauvre Serge. Pas étonnant qu’ils t’aient jeté dehors, là-bas.

Honoré laisse éclater un rire sonore. Sans un mot, Serge allume une cigarette, se détourne et boude.

— Allez Serge, intervient Pierre, ne fait pas la tête. Tu sais comment est Honoré. Il aime bien se moquer des autres, c’est dans sa nature. Mais il n’est pas méchant. Et puis vous êtes amis, non ?

Serge ne répond pas et reste concentré sur ses ronds de fumée. Honoré rit toujours en essuyant ses yeux pleins de larmes.

— Bon, vous m’ennuyez avec vos querelles d’enfants gâtés, je m’en vais. De toute façon je dois me rendre à la réception, j’attends du monde.

La journée se termine ainsi, entre Pierre affairé, Honoré explosé et Serge dépité.

Le lendemain, dès l’aube, Honoré avale son cinquième café quand il voit surgir Serge, rouge et essoufflé.

— Qu’est-ce qui se passe mon vieux ?

— C’est… le…, halète Serge

— Reprends ton souffle et explique-moi calmement.

Serge boit un grand verre d’eau, respire profondément puis s’allume une cigarette.

— Ça finira par te tuer, le sermonne malicieusement Honoré.

— Tu ne vas pas me croire, le coupe Serge.

— De quoi parles-tu ?

— Tu te souviens que Pierre devait accueillir des nouveaux hier.

— Oui, et alors ?

— Tu ne devineras jamais qui est arrivé.

— Arrête tes devinettes et accouche crénom de nom !

— Khaldi !

Honoré crache le café qu’il était en train de boire et part dans une brutale quinte de toux.

— Ça va Honoré ? demande Serge en lui tapotant dans le dos.

Le pauvre homme est écarlate et tente de retrouver son souffle.

— Je vais le tuer ! rugit-il soudain.

Devant la violence de sa répartie, Serge sursaute et s’écarte.

— Mais… Honoré, commence-t-il doucement.

— Je vais le massacrer, reprend ce dernier en frappant du poing sur la table.

Puis, brusquement, il se lève et sort en bousculant le mobilier sur son passage. Serge se précipite derrière lui. Ils arrivent au bureau des admissions où s’affairent plusieurs employés.

— Où est-il ? hurle Honoré, dont le visage vire au cramoisi.

Tout le monde se fige en silence. Pierre franchit une porte en criant à son tour.

— Mais que se passe-t-il ici ? Qui fait tout ce boucan ?

— Où est-il ? répète Honoré, les yeux exorbités.

— Mais qui cherches-tu ?

— Khaldi !

— Khaldi ? Et pourquoi veux-tu le voir ?

— Pour le tuer !

À ces mots, Pierre est un instant perplexe avant de s’esclaffer. Bientôt, c’est tout le personnel qui se tord de rire, entraînant Serge avec eux.

— Je ne vois pas ce qui est drôle, lance Honoré d’un air pincé.

— Tu souhaites assassiner quelqu’un qui réside ici, avoues que ce n’est pas une idée banale, répond Pierre toujours hilare. Sacré Honoré, on ne me l’avait encore jamais faite celle-là.

Vexé, Honoré patiente le temps que Pierre et Serge retrouvent leurs esprits.

— Où est-il ? demande Honoré d’un ton plus calme. Je veux seulement lui parler.

— Je te le dis uniquement si tu promets de te tenir à carreau, réplique Pierre.

— C’est promis.

Pierre le jauge un instant du regard.

— C’est d’accord, je vais te dire où tu peux trouver Khaldi. Mais Serge devra t’accompagner et s’assurer que tu ne lui feras pas de mal.

Honoré acquiesce d’un signe de tête, tout en pensant qu’un avorton comme Serge ne pourra jamais l’arrêter s’il décide de sauter à la gorge de Khaldi.

— Tu le trouveras dans le quartier des indigents, déclare Pierre.

Honoré hausse un sourcil d’un air perplexe.

— Oui. Cet homme n’a rien connu d’autre dans la vie que la pauvreté pourtant, en arrivant ici, il a choisi de rester parmi les siens, continue Pierre.

Honoré remercie Pierre puis quitte le bureau, Serge toujours sur ses talons. Ils s’arrêtent peu après au café du centre.

— Que vas-tu faire ? demande Serge en s’allumant une nouvelle cigarette.

Honoré boit lentement son café avant de lui répondre.

— Je ne sais pas. La nouvelle de son arrivée a ravivé en moi de bien cruels souvenirs. En quelques secondes, mon cœur s’est empli de haine et mon esprit est devenu obsédé par le besoin de vengeance. Mais maintenant que je suis tout près de rencontrer celui qui a ruiné ma vie, je ne sais plus quoi faire.

— Peut-être parce que tu as découvert que ce n’était qu’un pauvre homme plein de bonté.

— Peut-être. Je ne sais pas.

Ils restent un moment en silence, chacun plongé dans ses pensées. Honoré donne le signal du départ en posant sa quatrième tasse vide sur la table. Ils se dirigent sans un mot vers le quartier des indigents. L’endroit est à l’opposé de l’image qu’ils s’en étaient faite. Pas de crasse ni de puanteur façon « Cour des Miracles ». Au contraire, ce lieu dégage une sorte de simplicité heureuse. Des couronnes de fleurs des champs décorent les maisons. De la musique jaillit des fenêtres ouvertes. Des enfants jouent sur la place en riant, sous le regard attendri de vieilles personnes assemblées par petits groupes. Tout ici respire la béatitude. On est bien loin de l’entre-soi compassé et affecté de leur quartier des artistes, pensent Honoré et Serge en se dirigeant vers l’un des groupes.

— Bonjour messieurs da…, commence Honoré.

— Bonjour étrangers, soyez les bienvenus, le coupe une dame très âgée à l’œil vif. Prenez un siège, joignez-vous à nous.

— Merci, madame, mais nous sommes un peu pressés.

— Pourquoi toujours courir ? Ici, nous avons une seule règle : prendre son temps, pour soi et pour les autres.

— Nous cherchons Khaldi, enchaine Serge.

— Khaldi ? À cette heure, vous le trouverez sûrement à l’étable où il aide le fermier, répond la vieille dame.

— Il n’est pas plutôt à l’école où il aide l’institutrice ? dit un second.

— Mais non, il est au marché où il aide le maraîcher ! affirme un troisième.

Honoré et Serge se lancent des regards étonnés. L’homme dont parlent les anciens est-il vraiment celui qu’ils recherchent ?

— Tu as raison Amédée, reprend la vieille dame, nous sommes vendredi donc il est au marché. Je perds un peu la notion du temps depuis que je suis ici.

Après avoir salué le groupe, Honoré et Serge se dirigent vers le marché en suivant les indications données par la vieille femme. Sur la place, ils avisent rapidement le maraîcher et le petit homme qui se tient à ses côtés. Il est maigre, a le teint mat et la tête ceinte d’un turban blanc. Honoré ressent une nouvelle bouffée de colère en le voyant.

— Toi là-bas ! crie-t-il en pointant du doigt Khaldi.

Ce dernier ne semble pas comprendre et regarde autour de lui.

— Toi ! crie encore Honoré en écrasant son index sur le torse frêle.

— Bonjour monsieur, répond Khaldi en souriant. Que puis-je faire pour vous ?

— Arrête ça ! Toi et ton invention maléfique vous avez détruit ma vie.

— Moi monsieur ? Mais je ne suis qu’un pauvre berger qui tente d’aider son prochain du mieux possible. Comment ai-je pu vous faire du mal ?

— Le café ! hurle Honoré que Serge essaie tant bien que mal de retenir. Ton café m’a tué alors que je n’avais que cinquante ans. Tu m’as volé ma vie !

— Ah, le café, répète doucement Khaldi. Croyez-moi, monsieur, je pense avoir payé très cher le prix de cette découverte. Non seulement le café m’a tué, comme vous, mais en plus il m’a fait errer pendant des siècles dans les méandres du purgatoire. Le paradis ne voulait pas de moi, car j’avais fait trop de mal. L’enfer non plus, parce que je n’en avais pas fait assez. J’aurais préféré ne jamais trouver cette plante démoniaque.

— Mais comment es-tu arrivé ici ? demande Honoré, soudain calmé.

— Grâce à Pierre, poursuit Khalid. Il a convaincu le grand patron que je n’étais pas responsable des conséquences de ma découverte. Je n’ai forcé personne à boire. Les gens buvaient du café parce qu’ils aimaient cela. Même s’ils savaient que cela pouvait leur faire du mal, ils le buvaient de leur propre volonté. C’est la même chose qu’avec le tabac.

Se sentant soudain visé, Serge détourne le regard vers Honoré. Ce dernier reste silencieux, mais sa fureur a disparu.

— Tu as raison, observe Honoré. La colère m’a aveuglé. J’avais besoin d’un bouc émissaire, alors que je savais que le seul coupable, c’était moi. Le café me rendait plus vivant, plus performant, meilleur en somme. J’avais coutume de dire que « le café est la petite sœur de la liberté ». Eh bien, ma quête fanatique de liberté m’a tué.

— Mon ami, répond Khaldi, je comprends votre quête, car je l’ai partagée. J’ai vécu toute ma vie sans richesse matérielle, et je ne le regrette pas. Car la pauvreté me garantissait la liberté.

— Allons boire un verre entre compagnons de la liberté, reprend Honoré. Je suis Honoré de Balzac, et je vous présente mon camarade Serge Gainsbourg. Peut-on boire un café par ici ?

— Bien sûr, dit Khaldi. Nous avons le meilleur café au monde, le café du paradis.

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Vous venez de lire une nouvelle présentée dans le cadre du concours de La Nouve, avec pour thème le café.
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