Ils me disent "Mais si, elle est là, ta mère." Avec l’air qu’ils prennent quand ils parlent à un tout petit enfant. J’ai l’habitude. Je ne réponds pas, à quoi bon. Mes mots ne veulent jamais sortir ou alors ils sortent en paquet, tout d’un coup. Ou pas dans le bon ordre. Alors ils rient.
Même s’il y a la plaque avec "Antoinette Frioul, regrets éternels" – je sais lire, tout de même – et des jolies fleurs gravées dans la pierre noire, je le sais bien, qu’elle n’est pas là, qu’elle est restée de l’autre côté du pont, quelque part dans la boue, le jour où la montagne est tombée, où toute cette boue a coulé, coulé, et tout recouvert. Là-bas. Là-bas c’est chez nous. C’est bien qu’elle soit restée chez nous. Mais moi j’apporte mes fleurs ici. Parce qu’il faut toujours faire ce que les gens attendent. Sinon ils froncent les sourcils et parlent bas dans les coins et ça me fait peur. Sur la plaque il y a le nom de ma mère, alors j’apporte des fleurs. Les petites blanches que je trouve au bord de la route et qu’elle aime bien. De là où elle est, sur l’autre rive, elle me voit et elle comprend. Elle comprend : je viens au cimetière, où elle n’est pas, parce que le cimetière, c’est là qu’on met les morts. Tous bien rangés. La Simone de Justin est juste à côté. "Simone Marchand, Mon épouse chérie" ; c’est bizarre ce qu’on écrit, sur ces pierres.
De toute façon, elle n’aimait pas se mélanger aux autres, ma mère. Peut-être à cause de son malheur. Son malheur, c’était moi avec mes mots qui sortent toujours n’importe comment et mon air simplet, comme ils disent derrière mon dos mais je les entends, je ne suis pas sourde. Elle me grondait : "Ferme donc la bouche, tu baves." Alors j’essaie, quand je viens avec mes fleurs. Je m’assois sur la pierre et je ferme la bouche. Pour qu’elle ait au moins ce plaisir. Je fais attention aussi avec Pascal. Je ne voudrais pas qu’il me demande de fermer la bouche et d’arrêter de baver. Mais il ne me demande rien. Juste il vient et reste à côté de moi.