Le peigne

« Pourquoi est-ce moi qu’il a choisi ? », songeait Heliyam en s’accrochant à la taille du moto-taxi. Elle était pourtant descendue la dernière du bus de Đà Nẵng. De plus, sa peau noire ne l’avait jamais désignée comme une cible prioritaire pour les cyclos et les marchands ambulants. Ils lui préféraient les touristes aux lunettes de prix et aux jambes blanches sous leurs bermudas. Le garçon au scooter s’était adressé à elle dans un mauvais anglais :

— Voulez-vous visiter la cité interdite ?

— Non, je viens juste musarder en ville.

— Aimeriez-vous voir les caféiers en fleurs ? Ma famille possède une plantation dans les montagnes près d’ici. Vous pourrez vous y reposer, et je vous préparerai une tasse de très bon café.

Elle s’étonna : on était encore à un mois de la floraison au Vietnam. Il lui expliqua que leur domaine n’était pas très élevé et que les arabicas fleurissent plus tôt que les robustas. Elle était tentée par l’aventure. La floraison des caféiers est si éphémère que c’était une occasion à ne pas manquer. Elle saisit le casque qu’il lui tendait.

Trois ans plus tôt, elle avait été nommée rectrice de l’université franco-vietnamienne. Elle avait toujours aimé se ménager des temps de repos à Huế qui la changeait de Hà Nội. Les passants semblaient tous y profiter d’un moment de promenade. Les bars de rue servaient des cà phê sữa nóng, un curieux empilement d’une tasse contenant une larme de lait concentré sucré, d’un filtre en inox plein d’une mouture grossière de robusta au goût chocolaté sur laquelle on avait versé l’eau chaude, le tout surplombé d’un petit couvercle. La tasse était elle-même plongée dans un bol d’eau bouillante pour conserver la chaleur. Les clients pouvaient ainsi bavarder paisiblement et paresser sur leurs tabourets minuscules ou assis sur leurs talons selon le standing du lieu.

Le garçon ralentit son scooter et lui demanda par-dessus l’épaule : « Vous avez une peau d’or, n’est-ce pas ? ». Elle sursauta, une peau d’or, c’était une expression qu’elle n’avait jamais entendue que de la bouche de sa grand-mère. Elle lui avait raconté cette légende qui voulait qu’un dieu se soit servi d’or pour couvrir le premier homme et de la première femme de son ethnie, les Kaffas d’Éthiopie. « C’est très beau », ajouta-t-il. Cherchait-il à la draguer ? Elle remarqua alors que le garçon avait la peau particulièrement sombre.

Trois quarts d’heure plus tard, ils arrivaient dans la plantation. La beauté de la vue sur les lagons et, au-delà, sur la mer fit sourire Heliyam de plaisir. Elle se promena entre les arbustes d’arabica. Les fragiles fleurs blanches pendaient en grappes généreuses qui répandaient de fraîches odeurs de jasmin. Elle retourna à la petite pergola dirigée vers la mer où l’attendait sa tasse chaude. Dès la première gorgée, elle pensa boire le meilleur café de sa vie. Une forme d’euphorie s’empara d’elle. Elle interrogea le garçon sur l’origine de ces plants d’arabica. Alors, il lui raconta leur histoire.

Autrefois, vivaient au pays de Kaffa le jardinier Ayantu et sa femme Dinka. Elle était renommée pour sa sagesse et sa beauté, et lui pour son habileté à cultiver les caféiers. Chaque jour, le negusa réclamait une tasse préparée par Ayantu. Un matin, il aperçut Dinka et exigea que désormais ce soit elle qui lui apporte sa boisson. Le couple décida qu’il devait s’enfuir. Ayantu se chargea de grains de café ainsi que de ses meilleures pousses. Après de nombreuses aventures, ils arrivèrent à Huế. Dinka jugea prudent de se déguiser en garçon. Ils s’installèrent sur la place bordant la cité interdite et proposèrent aux passants de goûter des tasses de café. Rapidement, la réputation de leur boisson parvint aux oreilles du Vương qui décida qu’il lui serait agréable d’être le seul en son royaume à pouvoir en profiter. Il laissa le jardinier choisir le terrain qui lui semblait le mieux adapté aux caféiers. Ayantu trouva dans la montagne une belle terre, riche et bien drainée, ombrée par de grands flamboyants. Le Vương s’y fit construire un petit palais d’été d’où il pouvait contempler la mer. Pour conserver le secret de sa plantation, il fit passer par les armes tous les ouvriers et la transforma ainsi en cimetière. Ce que le Vương ignorait était que cette terre si belle refusait de laisser les âmes des morts rejoindre l’Âm Linh. Un soir qu’il se promenait fort tard dans le jardin, il sentit comme des présences dans son dos. Il se retourna brusquement, mais ne parvint qu’à deviner des ombres s’enfonçant dans la terre. Son cœur cessa de battre quelques secondes et son front se couvrit de sueur. Il prit conscience que ses gardes ne pouvaient venir à son secours, car il leur avait interdit l’entrée du jardin. Son effroi grandit encore quand il sentit des frôlements serrer ses chevilles. Il se mit à courir de manière désordonnée. Des mains, sortant de terre, le faisaient trébucher. Soudain, il entendit une mélopée étrangement apaisante provenant du pavillon du jardinier et de son fils. Il s’y précipita, glissa la porte et ce qu’il vit lui coupa le souffle. Une somptueuse jeune femme noire buvait du café tandis que, derrière elle, le jardinier chantait en lui peignant doucement les cheveux. Le couple se tourna vers lui, stupéfait. Pour masquer sa honte, le Vương simula la colère : « Pour te punir de lui avoir donné ma boisson, dit-il à Ayantu, cette femme rejoindra mon Palais des dames vertueuses », car c’était ainsi que l’empereur désignait son sérail. Il prit Dinka par la main et l’emmena avec lui afin de ne pas retraverser seul le jardin. Ayantu savait qu’il ne reverrait jamais sa femme, aussi cueillit-il une grande quantité de fruits Quả Mận Đỏ dont un unique suffit à tuer un buffle. Il creusa sa propre tombe sous un caféier, s’y installa, avala tous les fruits et mourut aussitôt. Au petit matin, les serviteurs refermèrent la fosse et annoncèrent sa mort au Vương. Il fut donc contraint de laisser Dinka s’occuper du jardin. Elle habita à nouveau son pavillon, où jamais le Vương n’osa la rejoindre. Chaque nuit, elle se promenait sous les arbustes où résonnait l’étrange mélopée. Puis elle rentrait se coucher, l’âme en paix et les cheveux parfaitement coiffés. Vint le temps de la nouvelle récolte de café. L’empereur but une tasse issue des fruits du plus bel arbuste et s’effondra, empoisonné. C’était au pied de ce caféier qu’était enterré le corps d’Ayantu.

Le jeune homme se tut, l’histoire était terminée. Pourtant, Heliyam restait insatisfaite. Elle voulait connaître le sort du personnage auquel elle s’était étrangement identifiée :

— Mais… qu’est-il advenu de Dinka ?

— Quelques mois après la mort de son mari, elle mit au monde un bébé tout noir. Cela déplut au Vương. Elle fut donc étranglée et ses cendres dispersées dans la mer. Ainsi, elle ne put jamais retrouver Ayantu.

Heliyam sentit sa gorge se serrer. Son malaise allait grandissant. Le soleil était maintenant couché par-delà les montagnes. Il était largement temps de retourner en ville, mais une étrange torpeur l’enveloppait. Une lune grise, posée sur l’océan, pointait un doigt tremblant vers elle. Pour rompre le silence, elle interpella le garçon dans la pénombre « Puis-je avoir une autre tasse ? », « Grand-père va vous la préparer ». Sa silhouette sembla glisser à travers la lumière incertaine, puis le moteur du scooter pétarada. La jeune femme avait clairement conscience que la situation aurait dû la paniquer, que le jardin maudit du conte n’était autre que cette petite plantation, que cette vue sur la mer était la même que celle qu’avait contemplée le Vương, et surtout, que le garçon l’avait piégée. Pourtant, elle ne pouvait réagir, comme si l’étrange volupté qui l’avait gagnée en buvant sa tasse ne pouvait tout à fait se dissiper. Elle savait que cette histoire de café empoisonné aurait dû l’inquiéter, mais elle sentait que s’il y avait un péril, il était ailleurs. Elle sursauta en entendant un frottement à côté d’elle. Elle se tourna aussitôt et vit la forme sombre d’un homme assis à même le sol qui avait entrepris d’allumer un petit réchaud à braises sur lequel il posa une poêle sans manche. Son allure était jeune, pourtant le garçon l’avait appelé grand-père. Elle le regardait, fascinée par le soin qu’il mettait à son ouvrage. Il tirait les grains verts d’une toile de jute, semblant choisir chacun d’entre eux pour de mystérieuses raisons, puis les jeta dans la poêle. Elle n’essaya pas de lui parler, supposant qu’il ne comprendrait ni l’anglais ni le français. La torréfaction développait de merveilleux arômes. La douceur des gestes de l’homme avait un effet apaisant sur Heliyam. Il écrasa les grains avec un pilon de bois. Elle ne fut pas même surprise de le voir ensuite saisir une jebena africaine. Il la remplit d’eau, y versa la mouture et la plaça sur le réchaud. Heliyam savait qu’il fallait attendre un bon quart d’heure pour laisser l’eau chauffer doucement. L’homme sortit alors trois minuscules tasses de terre cuite. Il remplit la première et la glissa vers Heliyam en baissant la tête. « L’abol, la tasse du respect », songea-t-elle en buvant ce café aussi épais qu’un chocolat battu. L’homme vida la jebena, renouvela son eau, et la remit à chauffer avec une quantité moindre de mouture. Heliyam n’absorbait que quelques gouttes de café qu’elle laissait ensuite s’évaporer dans sa bouche. L’homme poussa cérémonieusement le second café. « La tola, la tasse qu’il faut boire en discutant », pensa-t-elle, hésitant sur la conduite à tenir. L’homme commença à murmurer une complainte mélodieuse et triste. Elle fut surprise de s’entendre lui répondre en chantonnant la berceuse kaffa de sa grand-mère. Elle reçut enfin la troisième tasse au goût plus léger. « La baraka, la tasse de la gratitude, celle qui prolonge la présence de l’invitée ».

La forme ténébreuse, poursuivant sa mélopée, se glissa derrière elle. Quand elle sentit le peigne entrer dans ses cheveux, elle se laissa faire.

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