C’est finalement une rencontre qui changea son parcours, et pas exactement celle qu’elle envisageait. Loin du beau brun révolté, elle fit la rencontre de Gisèle qui, comme son nom l’indique, avait connu tous les présidents de la Ve République. Louise et deux amies buvaient une bière dans leur bar fétiche et discutaient de leur sujet préféré, leurs relations amoureuses, lorsqu’une femme âgée passa derrière leur table. Elle se déplaçait difficilement, à l’aide d’une canne, alors il fallut décaler les chaises, se pousser, faire de la place. En partant, au lieu de remercier les jeunes filles, Gisèle les apostropha :
— Moi aussi, je les aimais moustachus ! Et je dois bien avouer que le retour de la mode du béret chez ces messieurs me fait de l’œil.
Les filles s’esclaffèrent en la saluant de signes de main appuyés. La surprise laissant rapidement place à la curiosité, le petit groupe s’empressa de demander des renseignements à propos de cette femme au patron de la brasserie.
— Ah… Sacrée Gisèle. C’est probablement la plus vieille militante que je connaisse. Il n’y a pas une marche où je ne l’ai pas vue en tête de cortège. J’étais encore trop jeune à cette époque pour me souvenir de son surnom initial, quelque chose en T je crois, mais ce que je peux vous raconter c’est que, lorsqu’elle a rencontré celui qui a ensuite partagé sa vie et toutes ses luttes, son nom de guerre a muté pour devenir Titi parce que lui, c’était Grominet. Ils étaient tout le temps fourrés ensemble. M’enfin… Depuis qu’elle est veuve, elle s’est retirée de tout ça et a repris son nom de jeune fille, en quelque sorte. Maintenant, c’est Gisèle.
Depuis ce jour, Louise faisait régulièrement en sorte de provoquer des interactions avec Gisèle. C’était une femme toujours calme qui ne prenait la parole que pour asséner avec efficacité des vérités indubitables, des phrases dont chaque mot semblait avoir été sous-pesé au préalable afin d’équilibrer une proposition juste. Lors d’un long déjeuner à la brasserie, la retraitée s’était confiée à Louise et lui avait raconté son enfance pendant la Seconde Guerre Mondiale, sa vie en Algérie, ses combats politiques. Un an auparavant, Louise était devenue militante malgré elle ; elle voulait maintenant le rester, pour cette femme inspirante.
C’est avec Gisèle que Louise a véritablement fait ses armes en matière d’engagement politique. Elle avait déjà le vocabulaire et l’actualité avec ses amis du groupe, il ne lui manquait que l’expérience, la pondération et l’avis délicieusement tranché d’une militante historique comme Gisèle. En 5 ans, cette dernière est devenue son amie, son modèle et son mentor, la poussant à se professionnaliser en politique. À sa première élection au sein du nouveau conseil municipal, Gisèle était aux premières loges pour l’applaudir. Lors de sa campagne pour sa propre liste municipale, sa vieille amie a tracté au marché, dans la rue piétonne et à la sortie de la messe. Quelques mois avant que Louise ne rejoigne le cabinet du président de la région, Gisèle est décédée dans son sommeil. Elle avait déjà trop de petits-enfants pour se permettre de gâter Louise, mais ce qu’elle lui laissa dépassait la valeur de tous ses biens. Elle lui légua son surnom, celui de la militante la plus paisible que le parti ait connu : Tisane.