Mais il faut bien vivre… Il faut bien travailler… Et le seul gagne-pain que j’ai déniché pouvait difficilement être pire pour les risques encourus par ma main gauche… Il s’agit d’une usine d’emboutissage. Mon rôle est de positionner, maintenir, tout en actionnant une presse, et enfiler une bague avant refroidissement. Une technique assez obsolète quand on sait ce que peuvent faire les robots. Et surtout, très dangereuse. Il y a des recommandations placardées partout, mais l’erreur arrive vite, et deux personnes ont eu la main écrasée l’année passée… Avec ma peur aux entrailles et le tremblement qui ne me quitte plus, autant dire que je suis condamné à l’accident. Mon stress augmente de jour en jour.
La situation est inouïe et j’ai du mal à y croire. Aussi, ai-je décidé d’écrire ce journal. Essayer de me poser, de fixer la réalité, de me persuader que tout cela n’est qu’un cauchemar. Quelque chose qui ne résiste pas à l’examen quand on le décrit avec des mots. Et m’en sortir…
Mais toujours, la peur revient : si la presse me broie la main, ce sont tous les doigts, tous les continents, qui seront touchés… Quoi d’autre que la fin du monde ? Je suis extrêmement perturbé. Je vis dans la hantise de ce que je pourrais provoquer. Une part de moi essaie pourtant de rationnaliser : tout cela est impossible, et la lecture de ces notes est presque risible ! Oui, le processus d’écriture me fait du bien. Le pouvoir du récit est immense. Il annule les frontières entre la fiction et la réalité. Eh bien, de ce qui ne peut être qu’une fiction, j’ai fait une réalité, je vais le renvoyer à la fiction. J’en viens à me dire que figer par des mots un éventuel dénouement tragique soldera l’affaire. Cela restera entre moi et moi. L’auteur a beau poser les bases d’un piège effroyable dans sa création littéraire, si aucun lecteur ne vient poser ses yeux sur ce terrain miné, son travail est inoffensif, pire : inexistant ! Si l’écrivain est le créateur, le lecteur est l’enchanteur qui donne vie au texte ! Combien de drames inouïs, de situations étonnantes, de passions éclatantes restent en hibernation, dans les rayonnages de nos bibliothèques, alors qu’ils ne demandent qu’à s’épanouir ?
Ce qui est capital est que ce journal ne soit connu que de moi !
Aussi, lecteur qui, je ne sais comment, aurais ces lignes sous les yeux, je t’en conjure : ARRETE DE LIRE ! En continuant, tu endosserais une responsbilité terrible, celle de déclencher la fin du monde ! Jette ce journal au loin pendant qu’il en est encore temps !
Vite écrire avant d’être ensevelis ! Eteindre l’apocalypse avec des mots ce journal ne me quitte plus deuxième peau sous ma chemise, dernière chance.
ma main l’hôpital la Terre… des miettes ça se craquèle ça se fissure mettez-moi le 666 sous sédatif. Les bips les bips s’affolent. Grondement souterrain, les quatre cavaliers ? il faut l’empêcher de crier la panique est vite contagieuse. alarme. ça se lézarde
sirène sirène sirène sirène sirène sirène sirène les sept sont embouchées
il faut le transférer dans l’unité psychiatrique.
le sol s’ouvre sous nos pieds
nous tombons
Tous