Mystères et puissance de la main

Je hurlai pour ne pas retourner sur ce manège. C’est l’un de mes premiers souvenirs d’enfance. J’en voulais à mes parents de ne pas reconnaître dans les traits du gérant ceux du renard fourbe de Pinocchio. Mon père me contraignit à prendre place dans l’attraction, imaginant que ma bonne humeur reviendrait. Mais l’expérience de la veille m’avait marqué : les wagonnets passaient dans un tunnel où la pénombre et la fumée régnaient. Et cela durait, durait… Où étions-nous ? Avancions-nous, seulement ? Sortirions-nous de là ? Les cris passaient de la panique au soulagement quand nous retrouvions la lumière et les visages souriants en bord de piste. Mais déjà, l’instant était gâché à l’idée de retourner dans ce corridor de la peur.

Au moyen d’une corde, le forain promenait une balle au-dessus de nos têtes. C’était un petit globe terrestre en caoutchouc, avec les mers en bleu et les continents en jaune. Il s’agissait de l’attraper pour gagner un tour gratuit. Ce n’était vraiment pas ce que je souhaitais, mais le jeu fut plus fort que moi. La balle s’offrait à moi : je la saisis de la main gauche. Quelle brûlure ! Je la relâchai vivement et elle tomba au fond du bolide que je conduisais. Ma petite co-pilote s’en empara sans aucun problème.

Dans les jours qui suivirent, apparut une drôle de ligne qui courait sur ma paume et sur mes doigts, dans laquelle je finis par reconnaître le contour des continents, tracé en négatif. J’avais un planisphère au creux de la main !

 

Ce n’est que récemment que l’anecdote revint au premier plan. Un doigt fracturé – le majeur de la main gauche – lors d’une partie de volley-ball un soir… A la même heure, le terrible séisme frappant Haïti, ce 12 janvier 2010. Rien de comparable, mettre sur le même plan les deux faits serait indécent. Mais la simultanéité me rappela cet épisode de mon enfance : l’impression des continents apparue dans ma main. A l’époque, je m’étais amusé à la décalquer. Sur le papier que j’avais conservé, chacun des doigts s’étendait sur un continent différent, et au majeur, correspondaient Haïti et l’Amérique ! La coïncidence était troublante.

Je sortis mon dossier médical. 2 mai 2008 : coupure sévère à l’index gauche avec un couteau à pain. L’index était sur l’Asie, et ce jour-là, un cyclone avait dévasté la Birmanie ! 26 décembre 2004 : brûlure au pouce gauche avec du plastique fondu. C’était la date du tsunami meurtrier, né en Océanie, le continent de mon pouce ! J’étais glacé. Que signifiait tout cela ?

Étais-je malgré moi le petit inventoriste des tourments de la planète ? Le passage obligé par le point de contrôle cal(am)ité, qui validait catastrophe bien effectuée ?

Ou bien… à l’inverse… et cela me conféra un tremblement qui ne s’est guère calmé depuis : était-ce moi qui déclenchais les cataclysmes dès qu’une partie de ma main était blessée ?

Ma vie bascula et mes proches, dès lors, furent inquiets pour ma santé mentale. Car je n’osais plus rien, terrorisé à l’idée d’abimer ma main gauche. Dès que je me déplaçais, j’enfilais un gant de boxe et, dans les yeux des gens, je lisais la piètre opinion qu’ils se faisaient de mon équilibre. Tenter d’expliquer la situation aggravait le malentendu…

 

Mais il faut bien vivre… Il faut bien travailler… Et le seul gagne-pain que j’ai déniché pouvait difficilement être pire pour les risques encourus par ma main gauche… Il s’agit d’une usine d’emboutissage. Mon rôle est de positionner, maintenir, tout en actionnant une presse, et enfiler une bague avant refroidissement. Une technique assez obsolète quand on sait ce que peuvent faire les robots. Et surtout, très dangereuse. Il y a des recommandations placardées partout, mais l’erreur arrive vite, et deux personnes ont eu la main écrasée l’année passée… Avec ma peur aux entrailles et le tremblement qui ne me quitte plus, autant dire que je suis condamné à l’accident. Mon stress augmente de jour en jour.

La situation est inouïe et j’ai du mal à y croire. Aussi, ai-je décidé d’écrire ce journal. Essayer de me poser, de fixer la réalité, de me persuader que tout cela n’est qu’un cauchemar. Quelque chose qui ne résiste pas à l’examen quand on le décrit avec des mots. Et m’en sortir…

Mais toujours, la peur revient : si la presse me broie la main, ce sont tous les doigts, tous les continents, qui seront touchés… Quoi d’autre que la fin du monde ? Je suis extrêmement perturbé. Je vis dans la hantise de ce que je pourrais provoquer. Une part de moi essaie pourtant de rationnaliser : tout cela est impossible, et la lecture de ces notes est presque risible ! Oui, le processus d’écriture me fait du bien. Le pouvoir du récit est immense. Il annule les frontières entre la fiction et la réalité. Eh bien, de ce qui ne peut être qu’une fiction, j’ai fait une réalité, je vais le renvoyer à la fiction. J’en viens à me dire que figer par des mots un éventuel dénouement tragique soldera l’affaire. Cela restera entre moi et moi. L’auteur a beau poser les bases d’un piège effroyable dans sa création littéraire, si aucun lecteur ne vient poser ses yeux sur ce terrain miné, son travail est inoffensif, pire : inexistant ! Si l’écrivain est le créateur, le lecteur est l’enchanteur qui donne vie au texte ! Combien de drames inouïs, de situations étonnantes, de passions éclatantes restent en hibernation, dans les rayonnages de nos bibliothèques, alors qu’ils ne demandent qu’à s’épanouir ?

Ce qui est capital est que ce journal ne soit connu que de moi !

Aussi, lecteur qui, je ne sais comment, aurais ces lignes sous les yeux, je t’en conjure : ARRETE DE LIRE ! En continuant, tu endosserais une responsbilité terrible, celle de déclencher la fin du monde ! Jette ce journal au loin pendant qu’il en est encore temps !

 

Vite écrire avant d’être ensevelis ! Eteindre l’apocalypse avec des mots ce journal ne me quitte plus deuxième peau sous ma chemise, dernière chance.

ma main l’hôpital la Terre… des miettes ça se craquèle ça se fissure mettez-moi le 666 sous sédatif. Les bips les bips s’affolent. Grondement souterrain, les quatre cavaliers ? il faut l’empêcher de crier la panique est vite contagieuse. alarme. ça se lézarde

sirène sirène sirène sirène sirène sirène sirène les sept sont embouchées

il faut le transférer dans l’unité psychiatrique.

 

le sol s’ouvre sous nos pieds

nous tombons

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