Titi et Grominet

De base, elle, les manifs, c’était pour pécho. C’était aussi un peu pour défier l’autorité de son père qui aurait fait un arrêt cardiaque s’il avait su pour quoi elle militait, mais c’était surtout pour rencontrer de beaux garçons, engagés et passionnés. C’était flirter avec les hommes et les limites parentales.

La première manifestation de Louise, d’ailleurs, c’était avec un garçon, il y a 8 mois. Ils s’étaient rencontrés lors d’une soirée d’amis, et l’idée de le revoir au cours d’un date en pleine rue, à marcher pour une cause qui la dépassait tout à fait, l’avait séduite – plus que le garçon lui-même, pour être honnête. Il ne s’était rien passé entre eux mais il lui avait ouvert de nouvelles perspectives sentimentales : elle avait été agréablement surprise par le nombre de jeunes hommes mobilisés à cette occasion. Elle qui, à tout juste 22 ans, n’avait jamais fréquenté d’autre milieu que le sien, découvrait désormais des garçons fiers et affirmés. Ceux-ci affichaient leurs convictions et clamaient des chants et des slogans qu’elle avait fini par apprendre. Un jour, elle les avait discrètement notés dans son carnet, premièrement pour se renseigner quant aux noms propres et acronymes employés, qui lui étaient absolument inconnus… Puis pour pouvoir à son tour les brandir, pas plus motivée par leur définition que par sa volonté d’être bien vue par ses camarades.

Et ça avait fonctionné : Louise avait fini par marcher aux côtés des habitués, à être conviée à leurs apéros de fin de manifs, et même à confectionner les pancartes avec eux en amont. Elle avait eu quelques histoires avec des hommes du groupe ; certaines sans lendemain, d’autres avec un seul lendemain, en tout cas suffisamment pour qu’elle puisse être comblée intérieurement et qu’elle exulte auprès de ses amies qui, elles, continuaient vainement d’écumer Tinder, Hinge, Fruitz et les amis d’amis.

Si Louise ne se levait le dimanche matin que dans l’espoir de tenir la main d’un garçon mignon, elle avait également rencontré d’autres femmes de son âge, très sympathiques. Ce sont elles qui, patiemment, lui développaient tous les concepts politiques qui lui échappaient. Plus tard, Louise redemandait quand même aux garçons de lui expliquer, prenant un air esseulé et ignare afin qu’ils puissent partager leurs savoirs avec une pauvre femme. Elle écoutait attentivement et en silence, même si à force, elle constatait leur manque cruel de connaissances sur le sujet.

Au bout de 8 mois, elle avait fait le tour des hommes intéressants du groupe. Elle avait envisagé de changer de bord politique, mais l’idée de devoir réécouter des garçons niais lui expliquer la vie la navrait d’avance. De plus, la jeune femme n’avait toujours pas trouvé son nom de guerre, celui que tout bon militant radical se doit de porter pour flouter son identité. Et même si elle ne se considérait pas comme radicale, cela la peinait d’être la seule avec son prénom de naissance.

C’est finalement une rencontre qui changea son parcours, et pas exactement celle qu’elle envisageait. Loin du beau brun révolté, elle fit la rencontre de Gisèle qui, comme son nom l’indique, avait connu tous les présidents de la Ve République. Louise et deux amies buvaient une bière dans leur bar fétiche et discutaient de leur sujet préféré, leurs relations amoureuses, lorsqu’une femme âgée passa derrière leur table. Elle se déplaçait difficilement, à l’aide d’une canne, alors il fallut décaler les chaises, se pousser, faire de la place. En partant, au lieu de remercier les jeunes filles, Gisèle les apostropha :

— Moi aussi, je les aimais moustachus ! Et je dois bien avouer que le retour de la mode du béret chez ces messieurs me fait de l’œil.

Les filles s’esclaffèrent en la saluant de signes de main appuyés. La surprise laissant rapidement place à la curiosité, le petit groupe s’empressa de demander des renseignements à propos de cette femme au patron de la brasserie.

— Ah… Sacrée Gisèle. C’est probablement la plus vieille militante que je connaisse. Il n’y a pas une marche où je ne l’ai pas vue en tête de cortège. J’étais encore trop jeune à cette époque pour me souvenir de son surnom initial, quelque chose en T je crois, mais ce que je peux vous raconter c’est que, lorsqu’elle a rencontré celui qui a ensuite partagé sa vie et toutes ses luttes, son nom de guerre a muté pour devenir Titi parce que lui, c’était Grominet. Ils étaient tout le temps fourrés ensemble. M’enfin… Depuis qu’elle est veuve, elle s’est retirée de tout ça et a repris son nom de jeune fille, en quelque sorte. Maintenant, c’est Gisèle.

Depuis ce jour, Louise faisait régulièrement en sorte de provoquer des interactions avec Gisèle. C’était une femme toujours calme qui ne prenait la parole que pour asséner avec efficacité des vérités indubitables, des phrases dont chaque mot semblait avoir été sous-pesé au préalable afin d’équilibrer une proposition juste. Lors d’un long déjeuner à la brasserie, la retraitée s’était confiée à Louise et lui avait raconté son enfance pendant la Seconde Guerre Mondiale, sa vie en Algérie, ses combats politiques. Un an auparavant, Louise était devenue militante malgré elle ; elle voulait maintenant le rester, pour cette femme inspirante.

C’est avec Gisèle que Louise a véritablement fait ses armes en matière d’engagement politique. Elle avait déjà le vocabulaire et l’actualité avec ses amis du groupe, il ne lui manquait que l’expérience, la pondération et l’avis délicieusement tranché d’une militante historique comme Gisèle. En 5 ans, cette dernière est devenue son amie, son modèle et son mentor, la poussant à se professionnaliser en politique. À sa première élection au sein du nouveau conseil municipal, Gisèle était aux premières loges pour l’applaudir. Lors de sa campagne pour sa propre liste municipale, sa vieille amie a tracté au marché, dans la rue piétonne et à la sortie de la messe. Quelques mois avant que Louise ne rejoigne le cabinet du président de la région, Gisèle est décédée dans son sommeil. Elle avait déjà trop de petits-enfants pour se permettre de gâter Louise, mais ce qu’elle lui laissa dépassait la valeur de tous ses biens. Elle lui légua son surnom, celui de la militante la plus paisible que le parti ait connu : Tisane.

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