La froideur du temps

Je sens le froid sur mon visage, l’air qui sort de ma bouche forme un nuage qui s’élève paisiblement. Mes joues piquent. Je ne saurais dire d’où je viens. Un frisson me parcourt, mes poils se hérissent. Peut-être l’étaient-ils déjà avant que je n’en prenne conscience. Le brouillard qui m’entoure ne semble être que le simple miroir de ce qui m’habite. Un flou artistique pris dans la glace hivernale qui m’encercle. Tout semble blanc, silencieux, seul le lourd battement de mon cœur brise par intermittence ce calme plat et ma respiration, haletante ? Pourquoi l’est-elle ? Mon regard se porte le long de mon bras, jusqu’à ma main, blanche, comme si le sang en avait fui. Je remue un à un mes doigts, les forçant à se plier et à se déplier, fascinée par ces mouvements ordonnés par moi et non une autre. Qui est le dernier autre que j’ai aperçu ? C’est loin, dans mon esprit, il faudrait que je fasse un effort pour réussir à remonter un des fils qu’une des Parques a tissé pour ma personne. Je baisse encore un peu les yeux, parcourant mon corps, au moins ce qui en est visible, quand on prend son temps, on s’aperçoit qu’il y a des parties de soi que l’on ne voit jamais et peut-être celles que l’on devrait surveiller le plus. Je continue jusqu’à mes pieds, ils sont comme incrustés dans le sol, recouverts d’une fine couche blanche, comme si j’étais là depuis une éternité, un temps indéfini qui aurait permis à mes pieds de se métamorphoser en pierre. Cependant, il me semble que je viens d’ailleurs, que cet endroit n’est qu’un passage mais vers où, la moindre bribe d’information me glisse entre les doigts tel un torrent.

Petit à petit des sons me parviennent, mon corps reste vertical, je ne tourne pas la tête, j’essaye de comprendre. Une musique, les notes se jouent une à une, un violon, l’archet monte et descend dans un rythme que lui seul habite, moi, je suis à contre-temps. La mélodie va crescendo, elle se rapproche, m’entoure, m’envahit, je suffoque. Elle accélère et je n’y peux rien. Soudain, un frôlement, là, dans ma paume, une chaleur, une douceur. Alors, lentement, ma nuque accepte de se courber. Un enfant me tient la main, il regarde droit devant lui et pleure. Ses cheveux sombres sont parsemés de neige, ses larmes tracent de longs sillons sur ses joues creusées, grises. Ses lèvres sont craquelées, aucun son n’en sort. La musique s’est tue, le silence est revenu. Nos regards ne se croisent pas, pourtant j’aurais tant aimé voir la couleur de ses yeux, cela m’aurait changée de ce monde démuni de couleur. J’ai si froid. Il tremble. Des flocons traversent la lourdeur du ciel, un petit être à mes côtés, je tends la langue, me retrouvant dans un temps où je vivais, cherchant à goûter ces multitudes, ces minuscules particules blanches ; certaines sont plus foncées que d’autres mais toutes m’évitent. Mon compagnon m’invite à le suivre d’une légère tension de son bras. Je ne sais pas si j’en suis capable, mon corps semble être pris dans un carcan, ma métamorphose est sans doute trop avancée pour le suivre. Pourtant, je soulève un pied, la poussière en tombe et je l’avance puis je m’attelle à faire de même pour l’autre. Tous deux, un pas après l’autre, tels des pierres qui se meuvent, nous parcourons mètre après mètre, laissant nos empreintes sur un sol qui semble ne pas avoir été foulé de mémoire d’homme. Ce n’est plus un violon que j’entends mais des lamentations. Des voix d’hommes et de femmes qui pleurent toutes sur le même ton élégiaque. Cherchant du réconfort, j’avance ma main libre vers la tête de l’enfant, sentir la fraîcheur de la neige, sa pureté, c’est tout ce qui m’importe, mais là encore l’élément me fuit, ses cheveux sont secs. Aucun réconfort et il faut continuer, alors que l’immobilité me semblait être ma nature, je ne peux plus m’arrêter. Je dois traverser ce brouillard. Mon cœur bat fort dans ma poitrine, ma respiration est difficile, mes yeux ne réussissent pas à voir au-delà de ce blanc, ils me le refusent, une sueur froide coule dans mon dos continuant de me refroidir un peu plus. C’est la peur que je ressens et dont je n’arrive pas à me débarrasser.

Je m’arrête à nouveau, je dois accepter ce que les Parques ont prévu pour moi, même si cela dépasse mon entendement, l’enfant tourne la tête vers moi et me regarde, patient. Il se penche et attrape une poignée de neige pour la laisser glisser dans ses doigts et je comprends. Ce n’est pas de la neige, c’est de la cendre, le brouillard devient étouffant, la fumée me prend à la gorge et je tousse, les yeux me piquent, le vent m’envoie une odeur de brûlé. Et ces voix qui continuent de m’envahir, d’appeler, de me tirer à elles, vers leur profondeur. Le vent souffle, entraînant avec lui ce qui obscurcissait ma vue, le brouillard se lève comme le rideau du théâtre, il manque les trois coups pour annoncer la pièce dont on sait qu’elle prendra fin, mais la scène n’est que désolation.

Tout autour de moi n’est que ruine, une rue que je ne connais pas, des gens que je ne connais pas, des maisons effondrées, béantes, laissant entrevoir la vie de ces personnes, la main qui tient toujours la mienne se serre. Je cherche mon souffle, mes idées m’échappent toujours, je n’arrive pas à récupérer ne serait-ce qu’une parcelle de fil, un brin de laine. Là, un lit défait, là, une valise ouverte. Une femme à genoux qui prie, un homme qui charge une brouette. Qui sont ces gens ? Est-ce important ? Nous continuons notre chemin, je tends la main, pour relever une petite fille, ses yeux verts droit dans les miens. Un peu de couleur dans ce monde en noir et blanc, un minuscule brin d’espoir dans ce rien. D’une minute à l’autre, j’oscille, le brouillard ou la clairvoyance, là doit être mon choix. La désolation de l’un ou la tranquillité de l’autre. L’enfant à ma droite, la fillette à ma gauche, nous mêlons nos doigts pour avancer. Je ne sais pas si je les soutiens ou si ce sont eux, j’ai le sentiment que la charge est répartie, parce qu’ils devront grandir plus vite que les autres, parce que les bonheurs de l’enfance sont déjà loin pour eux dans ce monde de désolation. Si seulement… Si seulement nous pouvions remonter le temps, si seulement nous avions fait l’effort de changer, tout aurait était différent. Alors je me souviens, la folie ne me guette pas, elle est déjà là, ce n’est pas moi qui m’effondre mais le monde. Certainement que nous sombrerons avec lui, et nous serons les seuls responsables pour avoir fermé les yeux un peu trop longtemps.

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