De la fumée, des tressautements, le bruit des sirènes dans l’obscurité, de brefs éclairs de lumière. Des cris, des appels. Un masque à oxygène vissé sur le visage, j’encaissais les chocs et vibrations créés par la course de la civière sur laquelle j’étais ligoté. Des deux pompiers qui me brancardaient, je ne voyais par intermittence que le large dos de celui qui était devant. Nous étions en train de dévaler les escaliers de l’hôtel Frantel. La moquette brûlée et détrempée émettait des gargouillis à chacun des pas de mes porteurs.
Notre équipage déboucha à l’air libre et se précipita vers l’une des ambulances qui attendaient dans la rue, gyrophares allumés dans la nuit. Nous n’y arrivâmes pas : un fourgon gris anthracite s’interposa, trois hommes armés en surgirent. Ils portaient des masques de déguisement en plastique, comme ceux que l’on peut acheter à la Foire aux plaisirs des Quinconces : Pat Hibulaire, l’un des plus vieux ennemis de Mickey Mouse, Tom, le comparse de la souris Jerry, et Sylvestre, dit Grosminet, infatigable chasseur de canari à grosse tête. Pendant que Pat et Tom maintenaient les pompiers en respect, Grosminet m’ôta le masque à oxygène d’un coup sec et me dévisagea.
— C’est lui. On y va !
Toujours saucissonné sur ma civière, je fus balancé sans ménagement à l’arrière du véhicule qui repartit sur les chapeaux de roue. Le tout n’avait duré qu’une poignée de secondes.
J’étais sidéré. Les bras collés le long du corps, je ne pouvais même pas me pincer pour me convaincre que je ne dormais pas. Je repensai au dernier texto de ma supérieure, la capitaine Pauline Benali : « N’y va pas seul ! Attends-moi. »
En colère, je ruai dans mon brancard sans arriver à le bouger. Je me mis à crier des grossièretés jusqu’à ce qu’une main, que je n’avais pas vu venir, me colle un coup de poing sur le nez. Surpris et vexé, je me tus. La douleur s’installa progressivement.
Nous fonçâmes pendant encore une dizaine de minutes avant de nous immobiliser. Tom le chat se pencha sur moi, me scella la bouche à l’aide d’un épais ruban de chatterton, m’enfila un sac sur la tête et me détacha de la civière. Deux personnes me prirent les bras, les lièrent dans mon dos avec le même adhésif. Elles me firent sortir de la camionnette et me précipitèrent dans ce que je devinai être le coffre d’une berline. Un autre trajet s’ensuivit, plus long, pendant lequel je fus secoué, ma tête heurtant tour à tour le plancher et divers objets métalliques fixés sur les parois. Un extincteur. Quelque chose qui pourrait bien être un cric.
Et une pelle pliante.
Une pelle !
Ma dernière heure était donc programmée ? Mais pour quelle raison ? Qu’est-ce qui pouvait amener un gang à s’emparer de moi et m’emmener dans un endroit lointain, peut-être au milieu d’un bois ou dans une gravière, pour m’exécuter et m’enterrer ? Allaient-ils pousser le vice jusqu’à me faire creuser ma propre tombe, comme dans les plus infâmes séries policières ?
Quand la voiture s’arrêta, je ne savais plus si je devais m’en réjouir ou le déplorer. J’entendis des claquements de portières, des bruits de voix, trop loin pour que je puisse comprendre ce qui se disait. Au bout d’un long moment, quelqu’un ouvrit le coffre, des mains m’aidèrent brutalement à descendre. Je fus entraîné le long d’une allée de gros gravier puis à l’intérieur d’un bâtiment. On me fit asseoir, me libéra les mains et me laissa là. Une porte se referma et la clé joua dans la serrure. J’étais bouclé, enfermé, prisonnier, tout ce qu’on veut…
Mais vivant.
J’ôtai avec soulagement le sac qui couvrait ma tête et l’adhésif qui me bâillonnait, arrachant au passage quelques-uns des poils qui agrémentaient mon visage d’homme « encore jeune ». Je palpai mon nez, plutôt douloureux, mais pas cassé. Ensuite, j’explorai les lieux à tâtons : une grande pièce vide, à l’exception d’un matelas posé sur le sol de ciment. Deux des murs étaient faits de parpaings, un troisième, qui comportait une porte en bois massif, était crépi. Le quatrième côté de la pièce était fermé par un portail métallique coulissant, assez large et haut pour laisser entrer un camping-car. Une lucarne, à deux mètres du sol, n’était pas fermée mais trop étroite pour que je puisse la traverser, à supposer que je réussisse à m’y hisser. Elle ne laissait passer aucune lumière, la nuit était sombre, mais je discernais des étoiles.
— Tout juste suffisant pour un chat, grommelai-je.
Justement, un chat y passa la tête, puis le corps, et sauta sur le sol. Il s’approcha de moi, se frotta contre mes mollets. Je m’assis sur le matelas posé le long du mur et lui caressai la tête. Il miaula avant de disparaître par la fenêtre en trois bonds : quelqu’un faisait jouer une clé dans la serrure.
La porte s’ouvrit.
Grosminet entra, son pistolet dans une main, dans l’autre une torche avec laquelle il m’aveuglait. Pat Hibulaire suivait avec une petite bouteille d’eau en plastique qu’il fit rouler au sol jusqu’à moi.
— Bois, tu vas en avoir besoin pour nous raconter tout ce que tu sais.
— Ce que je sais à propos de quoi ?
— De l’enquête, crétin ! s’exclama Grosminet. Et puis comment tu as échappé à l’incendie. Tu vois : ce genre de trucs !
Il fit une pause, puis soupira.
— Putain, ce masque me donne chaud !
Il commença à retirer sa tête de chat. Je criai.
— Non ! Ne faites pas ça !
— Et pourquoi donc ? Je suis beau gosse, tu sais.
— Quand j’aurai vu votre visage, vous serez obligé de me tuer.
— Ça, mon vieux, c’est prévu depuis le début, rigola Pat Hibulaire. Masque ou pas masque, tu n’y échapperas pas, de toute façon. Alors ce sera sans masque, en ce qui me concerne !
— Dans ce cas, mort pour mort, ce n’est même pas la peine d’espérer que je réponde à vos questions, répondis-je tout en me traitant d’imbécile, quel besoin avais-je de les provoquer ?
— À toi de voir, crétin, ricana Grosminet. Pense qu’on peut te faire mourir dans d’atroces souffrances, comme on dit à la télé.
Je me mis debout et décapsulai la bouteille d’eau minérale, en pensant à Pauline. C’est elle qui me tirait d’affaire, d’habitude. Que faisait-elle ?
Je bus lentement, en calculant mes chances. Elles étaient minces. Pat Hibulaire avait le gabarit d’un deuxième ligne de rugby. Grosminet était moins volumineux, mais pas maigrelet pour autant. Il me regarda vider la bouteille en plissant les yeux et répéta l’une des questions.
— Comment as-tu échappé à l’incendie ? Y avait pas moyen d’en sortir, t’étais piégé.
— Je n’en sais rien. J’ai voulu sauter par la fenêtre, comme les types du World Trade Center…
— Le quoi ? M’embrouille pas, crétin ! Pat, mets-en-lui une de ma part !
L’autre s’avança vers moi et me gifla avec force. Une douleur intense me traversa des cervicales jusqu’au front en passant par la pommette. Mon œil gauche se ferma. L’oreille du même côté n’entendait plus rien, si ce n’est un sifflement sourd et continu. À deux doigts de m’évanouir, je reculai jusqu’à m’appuyer le dos contre le mur.
Grosminet entreprit de se rouler une cigarette.
— OK, OK, je ne fais plus le malin… marmonnai-je, un goût de fer dans la bouche. J’étais coincé dans la piaule de l’hôtel. J’ai voulu sauter par la fenêtre. Je me suis évanoui. Je me suis réveillé sur la civière. Putain, j’ai la tête en feu !
— Ce n’est qu’un avertissement. T’as saisi à qui tu causes, maintenant ?
— Des terroristes ?
— Des terroristes ! T’en veux une autre, c’est ça ? Tu n’y es pas, crétin ! On est des commerçants. Et on a un problème : par ta faute, nos fournisseurs et nos clients sont pas contents. Et donc, nous non plus, on est pas contents.