Marre de café

Me voici à la médiathèque pour le club de lecture. Nous nous réunissons autour d’un café, un vendredi soir par mois. Je suis très en avance. J’essaie de lire le journal, dans mon fauteuil, mais n’y arrive pas. Je suis trop préoccupé. Je me sens exclu : je fais partie des non buveurs de café. Cette particularité entrave bigrement ma vie sociale et ma vivacité. J’exècre la profonde amertume de ce breuvage. J’ai beau y ajouter du sucre, je le trouve toujours trop amer. Et cette petite saveur de brûlé induite par la torréfaction, mes papilles n’en raffolent guère. J’ai tout testé, du robusta à l’arabica, en passant par des mélanges issus de tous les horizons. Il existe pourtant une infinie variété de cafés, de nos jours, aux arômes fruités ou chocolatés, parfois agrémenté de “latte art”, de jolies décorations lactées. Je ne dois pas être assez raffiné.

Lorsque je suis obligé de boire du café, c’est au ralenti et avec force grimaces que je ne parviens pas à masquer. Le café me répugne tellement – rien que l’odeur me rend malade – que je n’ai jamais pu me résoudre à acheter une cafetière. Mes pauvres invités doivent s’accommoder de dosettes dissoutes dans des tasses d’eau chaude, dont je me tiens aussi éloigné que possible. Les vrais amateurs de la boisson corsée reviennent rarement chez moi. Je perds ainsi des amis. Qui plus est, selon Montesquieu, le café donne de l’esprit. Me voilà donc réduit à la mollesse spirituelle, à la léthargie intellectuelle ou tout juste à l’esprit de l’escalier. Pour ne pas tomber dans l’inertie, je pourrais boire des sodas caféinés mais j’ai appris qu’ils provoquaient la stéatose hépatique, la maladie du foie gras.

Au bureau, je me tiens toujours éloigné de la machine à café, pour éviter qu’on m’en propose. Mon patron me regarde comme un éberlué lorsque je baye aux corneilles autour de la table de réunion. Il faut dire que nous nous retrouvons parfois aux aurores ou fort tard. Quoi qu’il en soit, je refuse toujours la tasse fumante qu’on me tend. Mon chef m’a déjà fait des réflexions. Je n’ose pas lui répondre que l’abus manifeste de café le rend par trop nerveux. Il suffit de l’observer lorsqu’il n’a pas sa dose, il tremblote comme un junkie en manque.

Malgré tout, ne pas aimer le café est à mes yeux une tare, je le vis très mal. Je dois sans cesse me justifier. Ce n’est pas que je broie du noir, si j’ose dire, mais je me pose des questions. J’ai essayé l’hypnose, sans grand succès. Je n’ai pas trouvé de groupe de parole pour les gens dans mon cas. Je sais que les cafés sont synonymes de convivialité et d’inspiration. Ils ont toujours été des lieux de rencontre pour les artistes, poètes ou cinéastes. J’en suis bien conscient. Ils sont ancrés dans la culture française, font partie du patrimoine, représentent la liberté, un rempart à l’obscurantisme, même. Ils sont un symbole de notre mode de vie. De nombreux philosophes ou écrivains de tous les pays ont célébré les cafés. De Voltaire à Yannick Haenel en passant par Balzac pour ne citer qu’eux. Cependant, lorsqu’on m’invite dans un troquet, je ne sais jamais quelle boisson choisir, c’est toujours trop sucré ou chérot. Un verre d’eau, me direz-vous, mais ce n’est guère festif et le garçon de café risque d’avoir une dent contre moi. L’un d’eux m’a d’ailleurs demandé un jour si je pensais qu’il travaillait pour la gloire. Comme je le comprends !

Partout où je passe, la sociabilité tourne autour d’une tasse de café : chez le coiffeur, au club de scrabble, à l’atelier d’écriture, au cours de Yoga et j’en passe ! Je trouve délicat de refuser, certains bougonnent, le prennent mal, voire se paient ma tête. D’autres maugréent en me préparant une tisane, alternative parfois proposée.

Lorsque je pars en voyage, le problème subsiste. Le pire que j’ai testé était le café américain, que j’ai trouvé infect, dans un de ces Coffee Shop qui envahissent la planète ; le moins mauvais à mes yeux étant le “café con leche” espagnol, presque buvable, Il suffirait d’inverser la proportion de lait et de café.

Je tente de me consoler en pensant que je ne participe ni à la pollution de l’environnement liée à la culture du café – sans compter les déchets qu’il produit – ni à l’exploitation des enfants au Honduras ou en d’autres points du globe.

Il n’en reste pas moins que je manque souvent des invitations :

— Tu viens boire un café ?

Face à mon refus poli, mes hôtes reviennent à la charge :

— Il n’est pas fort, pourtant. Un déca ?

— Non, vraiment, merci.

Mes petites amies potentielles me dévisagent interloquées lorsque je décline leur invitation.

Mon rêve serait de rencontrer une non buveuse de café comme moi. C’est devenu une idée fixe. J’ai tenté les sites de rencontre mais aucun ne précisait si la personne recherchée aimait ou non cette boisson. Il faudrait ajouter une case à leur questionnaire. Lorsque je stipule dans mon annonce que je suis un non buveur de café à la recherche de sa moitié, elles me prennent au mieux pour un original au pire pour un hurluberlu.

Pourtant j’ai un bon profil, j’ai la trentaine, je suis Community Manager, comme on dit, c’est-à-dire que je gère les réseaux sociaux de ma boîte. J’habite en Bretagne, dans une belle maison en pierre sur la côte cornouaillaise. Sans être le sosie parfait de George Clooney, en général, je plais.

Il y a quelques mois, en mai précisément, l’une des participantes de notre club de lecture a refusé le café qu’on lui proposait, me laissant plein d’espoir. Sous le charme, je l’ai couvée du regard. Néanmoins, je n’ai pas osé l’aborder après la rencontre. Je sais juste qu’elle aime les dystopies se déroulant dans un futur proche. Elle nous a présenté Un monde presque parfait de Laurent Gounelle. Pour ma part, j’ai toujours préféré les romans historiques mais j’ai bu ses paroles et cette dystopie est désormais mon livre de chevet. J’ai même pris goût aux romans d’anticipation.

D’ailleurs il est presque dix-sept heures trente, le moment tant attendu arrive. Elle était absente en juin et le club ne se réunit ni en été ni en septembre. Je ne suis pas certain qu’elle revienne. J’aimerais tant la revoir.

Je repose le journal du jour dans son présentoir et prends place dans le coin lecture où se déroulent nos rencontres littéraires. La documentaliste arrive et me salue. Elle apporte le café sur un joli plateau en mélanine rose.

— Vous êtes le premier, les autres vont arriver. Toujours pas de café pour vous, Monsieur Tristan ?

— Non, merci, Morgane, c’est gentil.

— Il faudra qu’on investisse dans du thé ou des infusions.

Je souris poliment, un peu incommodé par les odeurs pourtant aromatiques du café.

Les participants franchissent un à un le seuil de la médiathèque.

Je commence à en connaître certains, bien que les visages ne soient pas toujours les mêmes.

Tous s’installent sur les chaises et fauteuils confortables disposés autour de la table basse. Tandis que chacun commence à papoter de la météo, des soignants en tous genres qui font défaut dans nos villes – dermatologues, dentistes, cardiologues – je n’écoute que d’une oreille, j’espère encore que mon inconnue fasse irruption dans l’embrasure de la porte.

Morgane évoque maintenant son métier qu’elle adore, en particulier le désherbage, selon son expression. Il s’agit de trier les anciens livres et de faire de la place pour les nouveaux.

Elle sert en même temps le café devant les mines réjouies des lecteurs, lesquels sortent de leurs sacs de quoi prendre des notes ainsi que les livres qu’ils vont présenter. En les imitant, je lorgne le roman de mes voisines : Terrasses de Laurent Gaudé pour l’une et Tant que le café est encore chaud de Toshikazu kawaguchi, pour l’autre, je suis décidément cerné.

La documentaliste commence à énumérer les romans et bandes dessinées qu’elle a aimés. Elle nous invite à les regarder et à les emprunter, le cas échéant. Puis à tour de rôle les participants défendent l’ouvrage qu’ils ont choisi.

Alors que je ne n’y croyais plus apparaît à la porte ma non buveuse de café. Je retrouve des couleurs, en oublie la migraine que me provoque l’odeur du café.

Tandis qu’elle s’approche, je reconnais son parfum aux notes florales. Elle nous prie de l’excuser pour son retard et s’assied sur une des chaises qui restent vacantes, en face de moi. Elle me sourit, me regarde fixement de ses yeux verts en amande. Je suis au nirvana.

La documentaliste lui propose une tasse de café et devant ma mine déconfite, elle l’accepte.

Je n’en crois pas mes yeux, j’ai du mal à cacher ma déception. Cependant, au moment où elle plonge ses lèvres dans le sombre nectar, elle grimace tellement que je comprends qu’elle n’a pas osé refuser, cette fois-ci. Je soupire d’aise et souris intérieurement.

À la fin de la rencontre, nous échangeons tous les deux longuement devant la médiathèque. Le temps est doux pour un mois d’octobre. Elle s’appelle Clémentine, elle est venue à pied, habite à deux pas. La conversation est fluide, plaisante et les fous rires fréquents. Je lui prête mon exemplaire personnel des Liens artificiels de Nathan Devers que je viens de présenter.

— Merci, me dit-elle, vous m’avez donné envie de le lire, je vous le rendrai la prochaine fois. Ou si vous voulez, je peux vous inviter à venir prendre un petit café chez moi un de ces jours ?

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