Suisse, Canton de Fribourg, Saint-Aubin, juin 1949
Lina déplaça la chaise en bois et l’installa tout près de la fenêtre de sa cuisine. Elle pouvait ainsi observer la place centrale et guetter la venue de son fils et de sa petite-fille. Elle s’assit, observa l’animation du village et laissa ses pensées vagabonder.
Lina se rappela avoir gardé Anne-Marie la première fois, lorsqu’elle avait cinq ans. C’était en 1944. Son homme était encore là, mais alité, rongé par la maladie. Elle avait envoyé sa petite-fille en bas, à l’épicerie, lui ramener de quoi préparer la soupe. La petiote avait demandé, en plus, deux sucettes, expliquant à l’épicière - qui lui avait reporté ensuite le bon sens d’Anne-Marie - qu’elle les prenait pour son grand-père : il en avait bien besoin, parce qu’il était malade. Elle avait annoncé ensuite qu’il fallait reporter le tout sur le carnet. Auguste avait reçu son cadeau avec beaucoup de plaisir et avait répondu gentiment, qu’il gardait volontiers une sucette, mais qu’il aimerait qu’Anne-Marie mangeât la seconde. En revanche, pour le lait, le sucre et le café, Lina s’en occupait elle-même, puisqu’elle devait présenter des coupons de rationnement pour pouvoir les acheter. Auguste se plaignait toujours du mauvais goût du café. En effet, difficile de faire mieux qu’avant la guerre, puisque pour étendre les stocks, il était mélangé avec de la chicorée. Il préférait donc le Nescafé qu’il avait trouvé révolutionnaire, lorsqu’il avait été inventé avant la guerre par Max Morgenthaler, un chimiste qui travaillait chez Nestlé à Vevey. Le Nescafé était si moderne pour lui : rien qu’un peu de poudre dans de l’eau chaude et surtout un gain de temps appréciable. Lina se rappela avec émotion qu’Auguste, lorsqu’il se préparait une tasse, prenait sa voix de ténor et chantonnait : « Le café éclair, sans cafetière ! » ou « Moulin, cafetière, filtre ! Non ! trop long ! trop compliqué ! tout ce tralala ! Prenez simplement Nescafé ! » Auguste s’était vite intéressé à cette invention qu’il avait trouvée révolutionnaire. Lors du krach boursier de 29, le café, comme tant d’autres denrées, avait perdu de la valeur. Le Brésil ne savait que faire de ses stocks de café qui ne valaient presque plus rien et qu’il fallait tout de même écouler pour limiter la casse. Nestlé, puisqu’elle était experte dans la conservation des aliments, fut sollicitée. L’entreprise suisse pouvait sauver les industriels du café si elle réussissait à fabriquer un café soluble qui ne perde pas son arôme. En 1937, Max Morgenthaler trouva enfin la recette magique qui permis à Nestlé de se diversifier : en plus du lait concentré et en poudre, du chocolat, elle avait désormais le Nescafé ! Le chimiste avait abandonné l’idée d’une tablette de café en forme de cubes solubles, à l’image des cubes de bouillons Maggi que tous les Suisses pouvaient garder si longtemps dans leurs placards. Il eut l’idée de créer une poudre fine de café. La Suisse fut évidemment choisie comme marché test et face au grand succès rencontré par ce « café express », le brevet de fabrication fut déposé en 1938. Malgré la guerre, les ventes augmentèrent en Grande-Bretagne et en Suisse. Chaque famille gardait précieusement une boîte de Nescafé dans son abri anti-aérien. Et que dire des Américains ? Ils avaient classé le café miracle, si facile à conserver, comme « nécessaire à l’effort de guerre ». Les GI, à la libération, le distribuaient avec leurs cigarettes et leurs chewing-gums. Puis, en 1945, les citoyens américains et canadiens le glissaient dans les colis CARE qu’ils envoyaient par bateau aux populations qui avaient tant souffert de la guerre. Inutile de préciser que son mari se sentait fier que la Suisse ait pu, grâce à une invention helvète, aider son prochain. Mais à la fin de la guerre, Auguste était tellement malade, qu’il ne pouvait même plus boire sa chère tasse de Nescafé… Il passait alors son temps à écouter la radio, que Lina avait déplacée pour lui dans la chambre à coucher. Il ne fallait surtout pas le déranger les dimanches après-midi, lorsqu’il écoutait les variétés de l’émission Pour Nos Soldats. Il aimait entendre les louanges des valeurs suisses : notre objectivité, notre volonté de rester indépendant, notre dynamisme et notre progressisme. Et notre modestie ? s’amusait-elle à lui répéter. Maintenant, la radio avait retrouvé sa place à la cuisine, sur le grand buffet, et il n’y avait plus qu’une auditrice…Lina revint à la réalité. Comment pourrait-elle s’occuper d’Anne-Marie tout en veillant au magasin et à la bonne marche de l’horlogerie et de la bijouterie ? Comment tout concilier ? Allez, elle l’avait bien fait avant, avec André, mais maintenant, elle était plus âgée et la petite plus sensible, elle ne pourrait pas l’envoyer dehors s’occuper à tout bout champ. Il faudrait donc qu’elle la garde près d’elle. Mais elle n’avait plus aucun jouet et la petiote risquait de lui mettre le cheni partout. Oh ! elle arriverait bien à lui fabriquer une poupée avec une bûche et des tissus ! Elle pourrait aussi l’initier à la joaillerie, en lui montrant comment monter un collier en perles. Et pour les repas ? soupe à midi, et le soir, elle l’enverrait à la laiterie. Elle pourrait y choisir un yaourt parmi les différents goûts que la laitière proposait maintenant. Mais avant tout, un coup de panosse était nécessaire, et elle devait préparer le café avant la venue d’André et d’Anne-Marie.