Le fil d'argent

C’était une maison à l’écart, un étrange bastion perdu dans les plis d’une forêt à demi effacée par le vent. On disait qu’elle appartenait à une vieille femme qu’on ne voyait jamais. Certains l’appelaient la Folle de l’Argent, d’autres, plus cruels, la Sorcière des Bois. Pourtant, peu d’entre eux avaient osé s’approcher de la demeure, où une lumière blafarde semblait vaciller chaque nuit, comme une flamme fragile sur le point de mourir.

Seule Louise, une gamine de quinze ans, osait s’aventurer près de la barrière. Depuis toute petite, elle avait entendu les histoires que les anciens murmuraient sur la maison et sa mystérieuse occupante. Chaque récit, mêlé de crainte et de fascination, avait éveillé en elle un désir inexplicable de voir par elle-même. Et puis, il y avait ce sentiment étrange qu’elle ne s’avouait qu’à demi : une sorte d’appel, comme si la maison elle-même l’attirait, l’invitant à découvrir un secret qu’elle seule pouvait comprendre. Fascinée et téméraire, elle ne pouvait s’empêcher de guetter les soirs d’orage, où elle voyait la lumière tanguer au-delà des rideaux épais. Il lui semblait alors entendre des échos étranges, des bribes de chants ou des murmures diffus, presque irréels.

Un jour, poussée par une audace qu’elle ne s’expliquait pas, Louise poussa la porte de la barrière et gravit le chemin rocailleux jusqu’à la maison. Le bois de la porte était humide et marqué de griffures profondes, comme si le temps lui-même avait essayé de s’y accrocher. Louise frappa. Une fois. Deux fois. Rien.

Elle allait repartir quand la porte s’ouvrit lentement, dévoilant une femme à l’allure étrange. Elle était grande, filiforme, avec des cheveux gris qui semblaient tissés d’argent. Ses yeux, pénétrants et pâles, fixèrent Louise avec une intensité presque douloureuse.

— Tu veux entrer ? demanda la femme d’une voix rauque.

Louise acquiesça, la gorge sèche. Elle ne savait pas pourquoi elle avait dit oui. Peut-être était-ce la curiosité, ou peut-être était-ce cet éclat fuyant dans le regard de la vieille femme, un éclat qui semblait promettre une révélation interdite, troublante.

L’intérieur de la maison était à la fois chaotique et fascinant. Des dizaines de fils d’argent pendaient du plafond, tissés en un immense réseau qui semblait envelopper la pièce comme une toile d’araignée. Chaque fil vibrait doucement, capturant la lumière des bougies disséminées un peu partout. Au centre de la pièce, une machine étrange ronronnait, une sorte de mécanisme à engrenages qui semblait aussi ancien que le monde.

— Qu’est-ce que c’est ? murmura Louise.

La femme sourit, un sourire qui était plus lourd de tristesse que d’apaisement.

— C’est le Fil. Le Fil d’Argent. C’est lui qui tient tout.

Louise ne comprenait pas. La femme s’assit sur un tabouret d’un mouvement sec, presque mécanique, et l’invita à faire de même en désignant une chaise bancale. Ses mains, tremblantes mais précises, effleuraient parfois les fils suspendus, comme si elle murmurait à des esprits invisibles. Elle observait Louise d’un regard fixe, perçant, mais étrangement absent, comme si elle la voyait et ne la voyait pas tout à la fois.

— Je suis tisseuse, expliqua-t-elle. Depuis des années, je répare le Fil. Chaque fil représente une vie, et chaque nœud une décision. Parfois, les fils se croisent étrangement, tissant des motifs qui semblent défier toute logique. Est-ce un hasard, ou l’œuvre d’une volonté plus grande, qui échappe à notre compréhension ? Louise scrutait ces entrelacements avec un mélange d’émerveillement et de malaise, se demandant si elle voyait réellement des liens ou si son esprit commençait à s’égarer dans ce labyrinthe argenté.

— Quand un fil se brise, il emporte avec lui celui qui le portait, ajouta la femme, le regard grave.

Louise haussa les sourcils.

— Vous voulez dire que… que vous contrôlez les vies des gens ?

La femme secoua la tête.

— Pas les contrôler. Les maintenir. Mais parfois, il y a des nœuds impossibles à dénouer. Alors je dois couper. C’est la partie la plus difficile.

Elle tendit la main et montra un fil qui semblait vibrer plus que les autres. Louise le fixa, fascinée. C’était comme si une vie entière était contenue dans ce fragile filament.

— Celui-là, c’est le tien, murmura la femme. Il est encore jeune, mais regarde…

Elle lui montra un nœud qui semblait presque impossible à défaire. Louise sentit une angoisse sourde monter en elle.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

La femme la fixa de ses yeux clairs.

— Que tu es à un carrefour. Tu es venue ici parce que tu sens qu’une partie de toi vacille. Je peux défaire le nœud, mais cela aura un prix.

Louise resta silencieuse. Elle ne comprenait pas tout, mais quelque chose, dans les paroles de la femme, résonnait en elle. Pourtant, une petite voix dans sa tête lui murmurait que tout cela était insensé. Les fils, les nœuds, ce pouvoir étrange… Était-ce réel, ou n’était-elle qu’une spectatrice du délire d’une vieille femme esseulée ? Les souvenirs affluaient malgré elle : une dispute violente avec sa mère, des mots qu’elle avait hurlés et qu’elle regrettait depuis. Et ce garçon, au lycée, qu’elle évitait chaque jour parce qu’elle avait peur de ce qu’il pourrait lui dire.

— Qu’est-ce que je dois faire ? murmura-t-elle.

La femme sourit de nouveau, mais cette fois, il y avait une étincelle de douceur dans son regard.

— Tu dois choisir. Je peux défaire le nœud, mais alors une autre partie de ton fil deviendra fragile. Ou tu peux affronter ce qui t’attend, et tenter de le dénouer toi-même.

Louise réfléchit. La pièce semblait soudain plus sombre, comme si les fils eux-mêmes retenaient leur souffle.

Quand elle sortit enfin de la maison, il faisait nuit. Une étrange impression l’habitait, comme si le monde autour d’elle vacillait, légèrement déformé. Le chemin rocailleux qu’elle avait emprunté semblait plus long, plus sinueux. Et à chaque pas, une question la hantait : avait-elle vraiment choisi ? Ou n’était-elle qu’un écho dans ce réseau de fils, un simple nœud en attente d’être coupé ? Malgré son trouble, une étrange légèreté s’insinua en elle, comme si quelque chose de profond s’était déplacé.

La maison, derrière elle, était plongée dans l’obscurité. Plus de lumière vacillante, plus de murmures. Mais dans le vent, il lui sembla entendre une voix :

— Le Fil tient toujours.

Louise s’arrêta, frissonnante. Une dernière pensée lui vint, vive et pressante : peut-être que cette maison n’était pas seulement un refuge. Peut-être qu’un jour, elle serait appelée à en prendre soin. Le vent s’était levé, balayant ses cheveux, et dans sa tête, l’écho de la voix semblait vibrer, comme un fil invisible entre elle et la vieille femme.

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