En quête de valeurs

Longtemps, la mouche vagabonda, de toit en toit, avant de trouver une fenêtre entrouverte. Dans la chambre tapissée d’éléphants, elle tourna en rond, pareille aux fées qui bénissent les couffins, et posa ses pattes velues sur la joue de l’enfant endormi. Un délice ! L’instant présent était cueilli… mais le petit cria « Papy, papy ! »

Le grand-père se précipita auprès du bambin en plein chagrin, qui maintenant se plaignait et suppliait : « Papy, la mouche, elle m’a attaqué ! Après le petit-déjeuner, on la chasse et on la tue ! »

La chasser ? La tuer ? Ô misère ! Pourquoi les deux-pattes étaient si prompts à la vengeance ? Était-ce là une valeur que les sapiens se transmettaient de génération en génération ? L’ailée était venue en paix, ne voulant qu’un peu de réconforts avant de poursuivre sa destinée, et eux ouvraient déjà les hostilités ! Tant de violence, son espèce n’avait pourtant rien fait pour mériter tant de malveillance !

Quelques minutes plus tard, le bambin était attablé dans la cuisine, un panda en peluche dans les bras, et fut vite rejoint par son papy. Des petits pains grillèrent, du jus de fruit fut secoué et du lait versé. Ces mammifères ne plaisantaient pas : une marmelade de coings, une confiture d’orange, c’était un banquet dès le réveil !

Sa trompe en salivait d’envie. Elle virevolta, se posa sur le pain du jour, se frotta les pattes comme le font les civilisés, et vomit ses sucs gastriques pour mieux les réingurgiter. Puis elle zigzagua, dégustant les crasses au sol, goûtant aux sanies sur la poubelle, piétinant couverts sales et vaisselle propre.

« Hum… la peste cette mouche !

Papy, je vais l’avoir ! »

Le bambin s’arma de son chausson et progressa à pas de souris, son panda tout contre lui.

« Attends ! Ce n’est pas comme ça que tu l’auras !

Eh bien montre-moi !

D’accord ! Mais si on commence à la traquer, on va jusqu’au bout, d’accord ? On ne lâche rien !

Oui papy ! »

Que de haine, que de rage ! Pourquoi ? Ça n’avait pas de sens ! Picorer quelques mangeailles était-il à ce point un affront à leurs mœurs ? Sitôt leur festin avalé, le vieux suivi de sa progéniture atteignirent d’un pas résolu un placard où s’entassait un innommable fourre-tout. Y étaient amassés pêle-mêle des conserves de métal, des sachets remplis de riz, des sauces sous verre, des pâtes sous carton et d’indescriptibles objets confectionnés de main d’homme.

Cachée dans le feuillage d’une plante, la mouche observa l’aîné se hausser sur une chaise traînée depuis le salon et fouiller ce chaos surélevé. Au sol, les yeux grands ouverts du gamin et du panda admiraient le vieux explorer cet antre étrange. Celui-ci se mit sur la pointe des pieds, se pencha vers l’avant, au bord du déséquilibre, tendit le bras et parvint à agripper la tapette convoitée. Du haut de son piédestal, il émit un petit rire satisfait tout en faisant quelques moulinets du poignet. Long et souple, l’objet siffla comme une rapière acérée du bout duquel le vieillard traça un « Z » et triompha :

« À la fin de l’envoi, je touche !

Oh, qu’est-ce que c’est ?

Une tapette !

C’est une arme spéciale contre les mouches ?

Absolument ! Prêt ?

Oui, papy ! »

Deux contre un, eux armés et elle sans défense, les deux-pattes n’avaient aucun sens de l’honneur ! La loyauté n’était-elle donc pas une valeur inculquée, une vertu estimée ? Humains, pourquoi avoir l’âme si empressée à tuer une innocente, étrangère sans attache ? Vouloir si aisément donner la mort la déconcertait. Cruelle folie ! Quelle infamie, quand elle pensa qu’eux avaient le privilège de vivre des décennies, et elle moins de cent jours. Chaque aube était précieuse, chaque crépuscule devait être sanctifié, telle était la sagesse des mouches depuis les origines, legs moral d’une espèce aux existences éphémères.

Mieux valait décamper dare-dare… mais le gamin s’empressa de refermer la fenêtre de sa chambre. Vite, elle devait trouver un repli ! Elle explora les alentours pendant que le vieux descendit minutieusement de sa chaise, les jambes flageolantes. Prise au piège, la mouche se dissimula dans une pièce isolée. Elle fit taire son bourdonnement, espérant être hors de portée de cette démence meurtrière. V ingt minutes plus tard, ses traqueurs ne l’avaient toujours pas débusquée.

« Cette froussarde aurait-elle déserté ?

Non, là, papy ! Dans la chambre, sur l’oreiller ! »

L’aîné s’approcha d’elle à pas feutrés. Il leva lentement le bras puis l’abattit avec férocité. Mais peu encline à se laisser assassiner, la mouche s’échappa prestement. Dix fois, elle aurait eu le temps d’esquiver, tant le vieillard était d’une grotesque lenteur. Elle tourna dans les airs et atterrit trois mètres plus loin, amenant le deux-pattes à sa deuxième tentative qui se solda par un échec tout aussi cuisant. En vérité, quelle mollesse !

Sa prise de conscience fut alors immédiate : nulle raison de s’inquiéter de ces chasseurs amateurs et de leur ridicule tapette. Comment avait-elle pu se laisser dominer par la peur et rabaisser au rang des fugitives ? Fini de fuir ! Fini de se tapir ! Elle se mit à tourbillonner au gré de ses caprices, se baladant d’un mur à un autre, passant de l’ombre à la lumière. Cette liberté retrouvée, son envol s’allégea.

Pourtant, où qu’elle allât, le mioche aux yeux de lynx la traquait et la dénonçait, infatigable, tandis que le vieux se laissait guider, se jetant comme un fauve dès que possible, griffant l’air de sa tapette. Des dizaines de minutes s’écoulèrent. Cent fois l’arme frappa, mais toujours la mouche parvint à s’échapper, agile et inatteignable. Poursuivie sans répit, elle devait bien admettre la pugnacité de ses prédateurs.

« Papy, là, dans le salon ! »

Le vieux, le front en sueur, se contenta désormais d’assigner des ordres au rejeton qui scruta sous la table basse, secoua les rideaux avec énergie, souleva les coussins du canapé et fouilla parmi les livres de la bibliothèque. Elle tendit les antennes :

« Elle ne perd rien pour attendre, cette garce !

Oui, papy ! On l’aura !

Petite mouche, viens ici !

Petite mouche, où es-tu ?

Petite mouche…

… mon papy et moi, on va t’écrabouiller ! »

Ces deux-pattes pouvaient bien fanfaronner, maintenant elle se savait plus vive et endurante. Ils voulaient en découdre ? Très bien ! Ces mammifères se prenaient pour les rois du monde avec leurs nations et leurs inventions, mais aujourd’hui, elle était plus que jamais déterminée à leur faire payer leur condescendance millénaire ! La renommée de sa lignée ne serait pas entachée par sa couardise : jamais elle ne capitulerait ! Si elle devait trépasser pour ce principe, elle regarderait la mort en face ! Elle choisit son lieu de bataille et lança, provocatrice :

« Bzz…

Papy, papy ! Là, dans la salle de bains !

Où ?

Au plafond ! Saute !

Mais enfin, je…

Saute papy, allez saute !

Bzz, bzz ! » défit-elle encore.

Le vieux posa le pied droit sur le bord de la baignoire, stabilisa son pied gauche au sol, chercha son appui… mais n’osa finalement pas sauter. Ah, maintenant c’était elle qui menait la danse ! À grands renforts de cris et de grimaces, le garnement essaya de la déloger, mais elle les toisa de haut. Insolente toute parée de son corset charbonneux, elle tâchait le plafond blanc. De son bourdonnement, elle les railla : alors les sapiens, quel effet ça fait d’être dominés ?

Voyant bien que les chasseurs ne la quittaient pas des yeux, elle fit mine de se carapater et de se réfugier sur le guéridon de l’entrée. Le vieux se rapprocha, et elle le nargua de son immobilisme. Il retint son souffle… ne se précipita pas… resserra sa prise sur le manche de la tapette… et frappa ! L’arme claqua comme un fouet sur le vase qui tomba à terre et se brisa !

La mouche s’offrit de joyeuses cabrioles aériennes. Sous elle, les têtes-à-deux-yeux se levèrent et, suivant ses envolées, firent quelques ronds entrecoupés de zigzags. Enorgueillie, elle se dandina du postérieur.

« Elle est vraiment forte cette mouche !

Bon… je crois qu’on va arrêter les frais ici.

Quoi ? Mais papy… tu abandonnes ?

Je… je te passe le relai ! Aujourd’hui, mon poussin, tu apprends la persévérance ! »

Un de moins ! se félicita la mouche. La justice sourit aux méritantes !

« Il me faut la tapette alors !

Hum… tiens, mais ne casse rien ! »

Le vieux, les traits résignés, donna l’arme au bambin qui la contempla comme s’il venait de recevoir Excalibur grâce à laquelle il terrasserait les dragons de tous les cieux. La tapette entre les mains de cette demi-portion n’inquiéta pas la mouche. Le morpion n’avait toujours pas compris sa leçon ? Alors il était temps de lui jouer un dernier tour ! D’abord, elle le fit courir de pièce en pièce, histoire de le fatiguer. Puis elle se positionna sur la télévision et attendit patiemment d’être repérée. Quand l’écran serait à terre et brisé en mille éclats, il devrait bien s’incliner. Au passage, elle lui aurait enseigné l’humilité !

Prudent mais déterminé, l’enfant se rapprocha…

La mouche se plaça au beau milieu de l’écran…

D’un coup vif et violent, il abattit son épée de plastique. Le téléviseur subit l’assaut, tangua légèrement. Le temps s’arrêta… la mouche venait d’éviter l’attaque de justesse ! La fraction d’une seconde, elle avait visionné l’horreur de son corps ratatiné au bout de la tapette, les six pattes brisées. Sans doute s’était-elle un peu trop laissée aller au dédain…

… et pourtant, elle ne se déroberait pas !

Mieux valait mourir dignement que vivre lâchement !

Alors, d’un battement d’ailes, elle se posa de nouveau sur le dessus du téléviseur et regarda l’enfant droit dans les yeux… qui leva son arme, la suspendit en l’air… mais ne frappa pas.

« Papy, c’est obligé que je la tue ?

C’est toi qui décides.

Tu seras pas déçu ?

Non, mon poussin.

Alors, fini la chasse… »

Le petit être posa la tapette et ouvrit une fenêtre. La mouche s’envola, un dernier regard envers le garnement. Son aïeul voulut lui enseigner la persévérance, et le rejeton leur aura montré que faire la paix n’était pas si compliqué.

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