Sylvie Fainzang, des vérités profondes livrées par petites touches

Sylvie fainzang portrait

Anthropologue, directeur de recherche honoraire de l'Inserm et ex-membre du Centre de Recherche Médecine, Sciences, Santé et Société), Sylvie Fainzang s'est spécialisée en anthropologie de la santé et titulaire d'une habilitation à diriger des recherches de l'EHESS.

Après ses premiers travaux sur un terrain ouest-africain, elle a porté son attention sur la société française, où elle a travaillé pendant trente ans.

Désormais plus "disponible" pour revenir à ses premières envies, elle est passée des études aux nouvelles, avec un premier recueil Petites histoires claires et obscures, où elle conte nos émotions en mettant en scène des personnages divers qui entretiennent des relations variées, amoureuses, professionnelles, etc.

Votre bibliographie montre des ouvrages universitaires, des travaux de recherche. Pourquoi êtes-vous passée à la fiction ? Dans le format controversé des nouvelles ?

L’écriture de fiction m’a toujours attirée. J’ai d’ailleurs commencé à écrire des petites histoires à l’âge de sept ans. Par la suite, dans mon métier d’anthropologue, l’écriture de livres académiques était une nécessité puisque, lorsqu’on est chercheur, on doit publier les résultats de ses travaux. Même si j’ai éprouvé beaucoup de plaisir à écrire ces livres anthropologiques, j’étais loin de la fiction puisque, au contraire, je devais rendre compte de la réalité sociale observée.
L’entrée dans la période de la retraite m’a permis de renouer avec mes anciennes amours : l’écriture de fiction. ça n’a pas été facile, car j’ai dû "désapprendre" à écrire comme je faisais auparavant : il ne s’agissait plus d’écrire des phénomènes observés, prouvés scientifiquement, documentés, mais de laisser libre cours à mon imagination.
Il est vrai que le format des nouvelles est difficile à faire valoir en France, contrairement à ce qui se passe dans les autres pays, mais c’est une forme que j’affectionne particulièrement pour la densité et l’intensité du récit.

Des récits de moins de 8 pages, courts et variés. D’où vient ce goût pour les flashs de l’existence?

Notre vie est faite de multiples impressions et émotions face à ce qu’on vit, ou face à ce qu’on voit se dérouler sous nos yeux. Ces ressentis peuvent être fugitifs, mais ils n’en sont pas moins forts. C’est de ces émotions, parfois éphémères, que j’ai voulu rendre compte, quitte à me focaliser parfois sur un seul détail offert par une situation donnée, réelle ou imaginaire.

Pour aborder des situations ordinaires, vous adoptez le point de vue interne de l’acteur plutôt que celui du témoin extérieur. Faut-il voir une relation avec votre expérience de rapporter des faits, en conservant une relative distance avec l’acteur impliqué?

Peut-être, oui. L’envie de me mettre dans la peau d’un personnage auquel j’attribue une émotion particulière face à un vécu donné a peut-être à voir avec l’empathie à laquelle nous forme la pratique de la recherche en anthropologie sociale.
Mais il y a aussi le goût pour l’expérience littéraire : je voulais m’essayer à adopter des points de vue divers, interne ou externe selon les histoires, comme autant d’aventures littéraires à tenter.
 

Deux récits sont écrits à la 1re personne, alors que les autres adoptent le point de vue du héros, tout en étant racontés à la 3e personne. Un regard d’anthropologue, plutôt que de psychologue ?

Mon regard d’anthropologue a certainement dû forger mes choix d’écriture. Dans Une douloureuse séparation, c’est à la fois l’envie d’expérimenter un point de vue interne et le désir d’endosser un personnage fort différent de moi.
Il y aussi, dans cette façon d’envisager une situation d’une manière inattendue, un choix ludique.

Plusieurs groupes d’histoires se dessinent sous votre plume : des devinettes (une douloureuse séparation, ils étaient cinq, les larmes) la chute livrant la clé de compréhension ; des tromperies ou de fausses apparences (la maladresse du Père Noël, un amour fou). La vie serait-elle un balancement entre jeux et mensonges ?

Il est certain que la vie est faite de nombreuses surprises, soit parce qu’on imaginait les choses différemment, soit parce qu’on découvre une chose insoupçonnée, inattendue.
Je pense que la nouvelle est une forme privilégiée pour rendre compte de ces surprises ou pour satisfaire le désir que peut avoir l’auteur de surprendre le lecteur. Il y a aussi, dans ce type d’histoires, cette dimension ludique que je recherche dans l’écriture.

Dans Le rendez-vous, le personnage est un profond solitaire : De retour chez lui, le cœur gros, il se prépara pour la soirée. Il savait qu’il serait encore cruellement seul. Dès lors, cet homme semble se suffire à lui-même. Il aperçut un visage triste, le visage de quelqu’un qu’il avait envie de réconforter. Il prit bien vite conscience que c’était le sien et se prit à sourire du ridicule de la situation.
Cette situation vous semble-t-elle caractéristique de la vie contemporaine ?

En fait, cet homme ne se suffit pas à lui-même car il souffre de cette solitude. Là, on n’est plus dans le fantastique. Certes, il y a quelque chose d’étrange à avoir rendez-vous avec soi-même.
En revanche, même si les solutions que les solitaires tendent d’apporter à leur souffrance doivent considérablement varier, la solitude qui est à la base de cette nouvelle est, elle, très répandue dans la vie contemporaine.

La promesse de la coiffeuse

Alignées devant le miroir, les clientes étudient leur reflet. Anxieuses ou enthousiastes, elles vérifient l’état de leurs cheveux et supervisent les opérations successives qui leur sont infligées. Les unes ont les cheveux mouillés, attendant le coup de ciseaux salutaire destiné à leur redonner une nouvelle jeunesse. Elles surveillent la coiffeuse, guettant le moindre écart à la coupe demandée, quitte à devoir redéfinir les termes de leur accord sur les moyens de parvenir au résultat escompté. Les autres scrutent les morceaux de papier brillants enveloppant les mèches destinées à être éclaircies, ou inspectent leur chevelure partiellement ou totalement recouverte d’une crème colorante, appliquée en premier lieu sur leurs racines coupables. À l’orthogonale, les sièges sont occupés par des hommes, dont le passage dans le salon est plus fugace. Tout autour, des miroirs couvrent les murs pour permettre à la clientèle de juger du résultat des soins apportés à leur chef, de dos et de profil.

Les yeux plissés et les sourcils froncés sous l’assaut force 7 d’un sèche-cheveux ionique, des clientes suivent la progression de leur brushing. D’autres, laissées en souffrance sous le regard narquois d’un minuteur, fixent leur image, inquiètes du résultat qu’aura la transformation promise. D’autres enfin, satisfaites des tout derniers coups de peigne qui leur sont prodigués, sourient à leur miroir. Lorsqu’elles ne demandent pas tout simplement « la même chose que la dernière fois », la plupart discutent longuement de ce qu’elles souhaiteraient obtenir, des risques et des effets de telle coupe, optant pour une coiffure sophistiquée, sportive, faussement négligée, chic, garçonne... De temps à autre, elles jettent un coup d’œil sur le reflet de la cliente occupant le fauteuil voisin, soucieuses de savoir à quelle étape elle en est de sa transformation, ou pour voir si elle observe leur propre métamorphose.

Le patron de la boutique, coiffeur de son état mais qui a cessé la pratique de son art pour se concentrer sur la tenue de la caisse, assume néanmoins le rôle de conseiller-expert, débouchant, au besoin, sur la vente de produits capillaires. Lorsqu’il est désœuvré, il déambule parmi les coiffeuses appliquées à réaliser un lissage brésilien ou à façonner une frange. Il traverse le salon, s’arrête devant les habituées pour dégoiser quelques flatteries, puis retourne se poster derrière le tiroir-caisse surmonté d’un ordinateur où il enregistre les prestations fournies.

Aurore va régulièrement chez le coiffeur, en vue de dissimuler ses racines claires et de se faire couper les pointes, afin de conserver un aspect soigné. Cette fois-ci, elle y va dans le dessein de séduire son mari. Elle souffre de ne plus être regardée, admirée, complimentée ; elle traque les regards qu’il lance aux autres femmes. Aurore et son mari ne font plus guère l’amour. Son mari ne lui dit plus de mots tendres. Elle sent qu’elle ne le charme plus. Lorsqu’il est couché auprès d’elle, il allume une cigarette et s’empare invariablement de son smartphone pour consulter les cours de la Bourse.

Aujourd’hui, elle voudrait être belle. Elle aimerait attirer son regard, le reconquérir. Et puis, ce soir, ils sont invités à une réception qui se déroulera au restaurant. Le directeur général de la compagnie, dans laquelle il travaille, a invité quelques cadres à un dîner pour célébrer les trente ans de l’entreprise. Seront présents le directeur des ressources humaines, le secrétaire de direction, le directeur financier, et quelques collègues qui, comme lui, occupent des postes stratégiques. Elle sait que, si elle est admirée par d’autres hommes, cela attisera le désir de son mari.

Aurore a confié sa tête à Adrienne, visagiste. Adrienne propose à ses clientes la coupe de cheveux qui saura mettre en valeur leur visage, tout en restant attentive à leurs souhaits. Elle interroge les clientes et les sonde, soucieuse de comprendre ce qu’elles recherchent, et leur suggère une coiffure à la fois personnalisée et susceptible de répondre à leurs désirs profonds.

Espérant trouver la coiffure ou la couleur qui la rajeunira, Aurore a réclamé un catalogue des récentes collections. Elle le feuillette en attendant d’être prise en charge par Adrienne. Elle parcourt avec perplexité l’album qu’on lui a remis, le temps qu’elle fasse son choix. Un des modèles, cependant, retient son intérêt. Plaçant son index gauche en guise de marque-page, elle poursuit la consultation du catalogue.

— Alors ? demande la coiffeuse, de retour auprès d’elle.

Aurore montre le modèle choisi, mais Adrienne esquisse une moue dubitative et lui explique que non, cette coiffure ne lui ira pas.

Aurore se livre à elle, à demi-mot. Elle lui explique en riant qu’elle cherche à ce que son mari la regarde et la trouve jolie, comme autrefois. Mais son rire, Adrienne sait le déchiffrer. Elle y lit une souffrance, qu’elle va s’employer à alléger.

La coiffeuse lui conseille, pour rompre avec son carré austère, une coupe mi-longue, dégradée, conservant assez de longueur pour relever ses cheveux en un demi-chignon, et laisser s’échapper des boucles tombant voluptueusement sur une épaule, d’un seul côté de son visage. Aurore reconnaît qu’un chignon comme celui que lui fait miroiter la coiffeuse, on n’en voit pas sur tout le monde. Mais elle redoute en même temps d’être déçue par le résultat, et surtout, qu’il n’enchante pas son mari. Elle voudrait tant revivre les premiers temps de leur union, lorsqu’il la dévorait des yeux.

— Avec cette coiffure, je vous garantis que vous ferez des ravages, lui assure la technicienne. Mais d’abord, on va refaire la couleur.

Aurore sourit, pleine d’appréhension, et, résignée, remet son destin entre les mains d’Adrienne.

L’opération est douloureuse : Aurore est honteuse d’exposer ainsi ce qui appartient à son intimité. Elle est gênée par le regard des hommes la découvrant, les cheveux tirés, aplatis par la crème colorante, comme s’ils la surprenaient dans sa nudité. Puis, le moment de la coupe est une autre épreuve. Elle appréhende toujours l’usage des ciseaux mutilateurs. Mais Adrienne la rassure et manie ses instruments avec virtuosité.

À côté d’elle, une cliente devise avec sa coiffeuse sur l’état du monde et les vicissitudes de la météo. De l’autre côté, sa voisine répond scrupuleusement aux questions qui lui sont posées sur l’opération du petit dernier, les déplacements professionnels de son mari et l’évolution de ses relations avec sa belle-mère, étalant joyeusement, à qui veut l’entendre, les détails de sa vie privée.

Peu à peu, à l’inquiétude succèdent l’espoir, la confiance, puis la certitude. L’opération est à présent terminée. Aurore se regarde. Elle se trouve magnifique. Ses cheveux relevés laissent apparente la ligne du cou et la courbure de la nuque. Le chignon crée une gracieuse symétrie avec le galbe de son front, comme elle le constate en tournant la tête pour contrôler sa coiffure dans un miroir latéral. Aurore dégage un peu l’encolure de sa robe. Une boucle chatoyante, plus ronde que les autres, se balance au bout d’une mèche de cheveux, effleurant, à chacun de ses mouvements, la naissance de son épaule en partie dénudée. Aurore secoue la tête. Une mèche vient se nicher dans le creux de sa clavicule, tandis que d’autres caressent la base de sa nuque. Les boucles se balancent, à la fois espiègles et sensuelles. Elles ne sont pas figées et plaquées sur les bords de son visage à la manière d’un accroche-cœur, mais libres et souples, prêtes pour l’amour.

Nul doute qu’avec cette coupe et l’agencement de sa chevelure, son mari la regardera avec un œil neuf. Elle imagine la scène lorsque son mari la retrouvera, dans quelques instants, ici même, à la sortie du salon de coiffure où ils ont rendez-vous. Aurore pressent que lorsqu’il la verra, il la serrera dans ses bras et, l’œil brillant, posera ses lèvres frémissantes sur les siennes. Il lui dira : « Comme tu es belle ! » et l’emmènera blottie contre lui vers leur soirée où, à coup sûr, il sera heureux de la voir faire l’émerveillement de tous.

Ce soir, il ne sera probablement pas assis auprès d’elle, car elle sait, d’expérience, qu’il sera placé auprès de ses collègues d’un côté de la longue table dressée pour l’occasion, tandis que les épouses seront regroupées à l’autre extrémité, comme ça avait été le cas pour l’anniversaire des 20 ans. Mais il la couvera du regard. Il la regardera avec tendresse et convoitise. Il sera fier d’arriver avec elle à son bras, et il attendra avec impatience le moment où, la soirée terminée, il l’enlacera, fébrile, dans l’ascenseur, avant de la ramener chez eux pour lui témoigner sa passion et la couvrir de baisers.

Sa transformation la réjouit. Sa coiffure est si féminine que, pendant qu’elle traverse le salon et se dirige vers le comptoir d’accueil, les hommes tournent la tête vers elle, les uns après les autres. Après avoir remercié Adrienne pour ses bons offices et s’être acquittée du tarif correspondant, elle enfile son manteau récupéré au vestiaire, et jette un dernier coup d’œil à son reflet dans le grand miroir jouxtant la sortie. Elle est confiante dans l’effet que produira son nouveau visage. Elle sait que cette coiffure ensorceleuse sera une invitation à la tendresse et à la volupté et qu’elle marquera un nouveau départ. Son mari sera séduit, charmé, ébloui.

Elle quitte le salon, rayonnante. Sur le trottoir, elle l’aperçoit. Il est là, à quelques mètres, qui l’attend. Il a le visage penché au-dessus de son téléphone mobile sur lequel il fait glisser son pouce avec dextérité. Elle s’approche et se poste devant lui, le visage illuminé. Il relève la tête. Elle esquisse un sourire, à la fois timide et enjôleur. Il la regarde en haussant les sourcils, et lui dit :

— C’est marrant ! Tu ressembles à la comptable de ma boîte, comme ça !

Puis il se détourne et lui lance en s’engageant prestement sur la chaussée :

— Bon, dépêche-toi ! Faut pas qu’on rate le bus.