Marie-Claude Viano passée des chiffres aux lettres

Viano_rectangle

Après une carrière d’enseignante-chercheuse en mathématiques, Marie-Claude Viano s’est mise à l’écriture littéraire. Bien lui en a pris, ses textes encore rares sont porteurs de promesse.
L’émigrante, nouvelle publiée en 2020 par l’Ourse brune, a donné envie à l’autrice d’aller plus loin. Les éditions du Brod du Lot ont accueilli son premier recueil de douze nouvelles, Destin de caillou ; son écriture n’était pas un coup d’essai à 100 % puisque la progression fut marquée par seize jalons : des prix dans les concours, des publications dans les revues.

Ainsi, au cours des dix dernières années, l’universitaire matheuse a additionné les honneurs : premier prix du concours Fulgure et du concours Les 19 en 2014, second prix à Saint-Pol-sur-Ternoise en 2017, ses nouvelles furent insérées tour à tour dans les revues comme Rue Saint Ambroise, Lampe de Chevet, XYZ ou Microbe pour éviter une longue liste. Elle a poursuivi avec des parutions dans les sites comme Alice et les mots, Le traversier et Les Brouillards disent en 2019. Les titres de ses nouvelles révèlent aussi ses sensibilités : Le bichon Maltais, Le grand silence du matin, Langage des fleurs attestent un regard porté sur le monde proche et insolite, loin de la romance, du polar ou la science-fiction.
En résumé, Marie-Claude Viano écrit pour le plaisir, d’abord le sien, puis celui des lecteurs ; elle présente les attraits d’une autrice discrète sur les rayons de libraire, mais à la plume affûtée. De bonnes raisons de prendre le temps de la lire et de l’écouter.

 

 

Le premier étonnement à la lecture de la nouvelle L'émigrante (l'Ourse brune) est l’absence d’identité de l’héroïne : pas de prénom, pas de patronyme, pas de village d’origine (juste un indice avec le Piémont). Pourquoi ce choix ?

Ce choix a été instinctif. À y réfléchir maintenant, je n’aurais ni pu ni voulu donner l’illusion de relater une quelconque anecdote précise. Par contre, pénétrée de la certitude que, oui, une histoire comme celle-là a bien dû se passer, ici ou ailleurs, je voulais nous laisser (les lecteurs et moi), sur une impression d’universalité. Je sais, ça a l’air bien prétentieux.

Une impression forte du récit est la complicité entre la grand-mère et la jeune fille de 16 ans. L’aïeule à qui rien n’échappe (p. 16) est-elle le symbole du renoncement à éviter ou de la conscience muette des problèmes et du besoin de quitter le village piémontais (p. 6) ?

Vraiment, merci pour cette question. Tout d’abord, il y a dans le lien entre cette grand-mère et la jeune fille, beaucoup de choses qui me sont personnelles. Dans les deux personnages j’ai mêlé ma grand-mère telle que je l’ai connue, mes rapports avec elle, et ce qu’elle-même avait vécu jeune fille. Maintenant, si la grand-mère de l’histoire symbolise quelque chose, c’est ce Piémont de misère et d’émigration qui, dans le silence de la vie qui continue quand-même, en a tant vu partir. A ce propos, je voudrais recommander le beau film Interdit aux chiens et aux Italiens, qui vient de sortir en janvier 2023. Et aussi le si précieux Le monde des vaincus de Nuto Revelli à qui est dédié le film dont je parle. J’avais lu ce livre dans les années quatre-vingt et il m’avait apporté une sorte de connaissance intime de la vie dans le Piémont italien au début du XXe siècle, connaissance que je n’avais pas vraiment, même si le versant français de ces montagnes m’est très familier.

Les sœurs partagent aussi l’envie d’autre chose, mais elles se taisent par complicité de gamines (p. 18) ; dans sa fuite, l’héroïne envisage un monde meilleur : sa jeune imagination cavale plus vite que ses jambes (p. 14). Les enfants seraient-ils lucides des travers adultes et des manières de s’en échapper ?

“La lucidité du salut dans la fuite”, vous voulez dire ? Peut-être. Sauf que les deux moments que vous évoquez sont de nature un peu différente. Il fut un temps où la taloche était un mode d’éducation très répandu. Sans forcément mettre en cause la dureté de leur père (qu’elles devaient trouver normale), les fillettes s’en protégeaient, en faisant bloc. Un peu comme on ouvre le parapluie quand il pleut. Par contre, plus tard, sur le sentier qu’elle descend d’un bon pas, c’est l’espoir et le courage qui poussent la fillette devenue jeune-fille. Elle n’a plus besoin de s’échapper, elle l’a fait. Elle a trouvé en elle-même le moyen de ne plus avoir peur.

Savoir lire, écrire, maîtriser la langue du pays d’accueil, espérer trouver des lectures chez les Donati où elle apprendra tout ce qu’elle ignore encore (p. 22) ; par opposition aux croyances : ceux qui croient aux sorcières et à leurs sortilèges (p. 12). autant de marqueurs de "l’ascenseur social". Est-ce un choix de militante pédagogue ou le leitmotiv des gens qui souhaitent s’en sortir ?

“Réponse B”, comme on dit. C’est l’élan qui guide ceux qui veulent s’en sortir (par exemple ne pas être "un pauvre type" qui traîne son patois comme un handicap). D’autant qu’ici, il s’agit d’une fille, et, qui plus est, d’une fille qui a déjà goûté au plaisir d’apprendre, ce qui n’est pas rien à cette époque et en ces lieux.

Apprendre à lire en secret avec Emilio, le système d’indices qui leur permettait de se fixer rendez-vous (p. 18), lire la Bible en cachette : ni vu, ni connu (p. 12), fuir pendant la messe et la battue aux sangliers, éviter les gardes chasse et les douaniers. Beaucoup d’actions sont menées en catimini ; pourquoi cette place au non-dit, au caché ?

D’accord, on se cache beaucoup, dans mon histoire… Je crois, encore une fois, que c’est lié au fait que la protagoniste est une fille. Si quelqu’un l’avait surprise apprenant à lire avec Emilio alors qu’elle était promise à un autre, on imagine le scandale. Concernant sa décision de partir c’est pire encore : autant le village comprend tous ces hommes (ou même ces familles) qui choisissent de tenter leur chance ailleurs, autant c’est inconcevable pour une fille, surtout sans l’accord de sa famille (c’est le cas ici). À partir de là, choisir l’heure de la messe et de la battue aux sangliers pour minimiser le nombre de ceux qui pourraient la voir et, plus tard, éviter les douaniers et les gardes chasse, ce n’est plus du non-dit, c’est de la stratégie de survie !

Plusieurs scènes se passent avec une très faible présence humaine : les caresses à la vache prête à vêler, le décor final (sabots de mulet, bruits de ruisseau, de clarines, de hache). La nature est-elle plus rassurante, paisible et immuable que les comportements purement humains ?

La nature, surtout dans ces régions, est loin d’être rassurante. Rien de paisible dans le fait de tirer sa subsistance de terres ingrates sous un climat rude. Dans ce cadre-là, l’environnement humain (famille, voisins, village) est protecteur. Si j’ai laissé dans l’ombre l’entourage de la jeune fille (pas de dialogues, par exemple) c’est pour concentrer le récit sur le cheminement intime qui va déclencher son départ. Ce n’est que lorsqu’elle se retrouve seule sur le sentier caillouteux descendant en France, qu’elle se laisse aller à l’optimisme et qu’un paysage sylvestre apparaît dans le récit comme une sorte d’apaisement avant l’inconnu.

Des phrases brèves, du début à la fin, sonnant comme des faits implacables. Est-ce un choix de style pour cette histoire et montrer la brutalité des situations, ou un rythme de narration qui s’est imposé à vous ?

C’est un peu chez moi une tendance. Mais pour cette nouvelle il est vrai que cela s’imposait, ne serait-ce que pour marquer l’angoisse, puis l’urgence.

Une multitude d’indices et d’épisodes (enfance, Emilio, sœurs, éducation, tension avec la famille d’Emilio, grand-mère, comportement de Bartolomeo, courriers des émigrés, fuite, etc.) et pourtant une nouvelle de seulement 20 pages publiées par l'Ourse brune ! Pourquoi se concentrer, alors que chaque phrase pourrait former une page et que l’ensemble donnerait un roman, plus "à la mode" que la nouvelle.

On m’a parfois réclamé la suite : que devient la jeune-fille ? J’ai répondu que je ne sais pas, qu’elle va vivre sa vie sans nous et que c’est très bien. Par contre on ne m’avait jamais parlé de roman. Or, de fait, il y a de la matière, dans L’émigrante. Je n’y avais même pas pensé… et la question m’embarrasse un tantinet. Pour faire court je dirais que je suis plus à l’aise dans le travail de la nouvelle : choisir l’angle d’attaque, élaguer, épurer, aller au but. J’ai surtout horreur de m’appesantir. Et tant pis pour "la mode". D’ailleurs, je trouve que la lecture (je parle bien de lecture) d’une nouvelle procure un plaisir très spécial. On s’installe, on lit à voix haute, d’une traite. On est ainsi de plain-pied à la fois avec l’histoire et avec les mots qui racontent l’histoire.
Pas de souci, "la mode" viendra. En attendant, merci à tous ceux et celles qui œuvrent dans cette direction !

De l'autre côté du pont

Ils me disent "Mais si, elle est là, ta mère." Avec l’air qu’ils prennent quand ils parlent à un tout petit enfant. J’ai l’habitude. Je ne réponds pas, à quoi bon. Mes mots ne veulent jamais sortir ou alors ils sortent en paquet, tout d’un coup. Ou pas dans le bon ordre. Alors ils rient.

Même s’il y a la plaque avec "Antoinette Frioul, regrets éternels" – je sais lire, tout de même – et des jolies fleurs gravées dans la pierre noire, je le sais bien, qu’elle n’est pas là, qu’elle est restée de l’autre côté du pont, quelque part dans la boue, le jour où la montagne est tombée, où toute cette boue a coulé, coulé, et tout recouvert. Là-bas. Là-bas c’est chez nous. C’est bien qu’elle soit restée chez nous. Mais moi j’apporte mes fleurs ici. Parce qu’il faut toujours faire ce que les gens attendent. Sinon ils froncent les sourcils et parlent bas dans les coins et ça me fait peur. Sur la plaque il y a le nom de ma mère, alors j’apporte des fleurs. Les petites blanches que je trouve au bord de la route et qu’elle aime bien. De là où elle est, sur l’autre rive, elle me voit et elle comprend. Elle comprend : je viens au cimetière, où elle n’est pas, parce que le cimetière, c’est là qu’on met les morts. Tous bien rangés. La Simone de Justin est juste à côté. "Simone Marchand, Mon épouse chérie" ; c’est bizarre ce qu’on écrit, sur ces pierres.

De toute façon, elle n’aimait pas se mélanger aux autres, ma mère. Peut-être à cause de son malheur. Son malheur, c’était moi avec mes mots qui sortent toujours n’importe comment et mon air simplet, comme ils disent derrière mon dos mais je les entends, je ne suis pas sourde. Elle me grondait : "Ferme donc la bouche, tu baves." Alors j’essaie, quand je viens avec mes fleurs. Je m’assois sur la pierre et je ferme la bouche. Pour qu’elle ait au moins ce plaisir. Je fais attention aussi avec Pascal. Je ne voudrais pas qu’il me demande de fermer la bouche et d’arrêter de baver. Mais il ne me demande rien. Juste il vient et reste à côté de moi.

Il m’a dit "T’es belle, au fond." Et même si c’est que "au fond", j’ai senti comme quelque chose de très doux et, depuis, quand je me regarde dans la glace, que je lisse mes cheveux, je vois la madone qu’on promène dans les rues pour demander qu’il arrête de pleuvoir. Ma mère, elle me comprenait malgré mes mots qui sortent n’importe comment. Elle me comprenait et elle remettait les mots dans l’ordre, pour m’apprendre. Sur le coup ça marchait, mais tout de suite après, j’oubliais. C’est comme ça, j’oublie tout. Depuis toute petite, j’oublie tout. Le docteur a dit que je suis retardée. Ce jour-là, ma mère a pleuré. Moi j’ai pensé, ce n’est pas comme si j’avais une maladie, comme la tuberculose. Retardée. Le tram des vallées, quand il a du retard, on n’en fait pas une histoire. Il finit toujours par arriver. "Violaine, tu as encore oublié de rentrer le linge." Oui, en regardant la pluie, j’ai pensé aux escargots qui attendaient ça depuis longtemps et j’ai oublié le linge. J’aime les escargots. Ils ne sont jamais pressés. J’aime les prendre dans ma main et les regarder avancer. Eux aussi ils bavent. Escargot. J’ai mis longtemps à dire le mot. Mais je me suis exercée toute seule, sur les chemins. Avec le temps, ça vient. Tabouret. Je n’y arrive pas. Les choses n’ont pas de raison et les mots tournent dans ma tête sans vouloir sortir. Pascal, il ne dit rien. Il écoute. Est-ce qu’il est retardé, lui aussi ? Non. Quand il a dit à la vieille Mathilde : "Fous lui la paix, elle ne t’a rien fait, l’autre jour". Elle m’avait dit une de ses méchancetés – et déjà j’avais la larme qui coulait – Eh bien, quand il a dit ça, c’est sorti bien dans l’ordre et la vieille Mathilde est repartie avec son chat. Heureusement qu’il y a Pascal. Avec lui je surveille mes mots. L’un après l’autre, s’il vous plaît. Et parfois ça marche. Mais ça prend du temps. Avec lui, je pourrais même oublier les escargots et penser à rentrer le linge. Dommage qu’il habite si loin. Deux heures à pied, il a dit. S’il voulait, j’irais avec lui, malgré le cimetière qui resterait ici et ma mère dans la boue de l’autre côté du pont.

Marie-Claude Viano