Apprendre à lire en secret avec Emilio, le système d’indices qui leur permettait de se fixer rendez-vous (p. 18), lire la Bible en cachette : ni vu, ni connu (p. 12), fuir pendant la messe et la battue aux sangliers, éviter les gardes chasse et les douaniers. Beaucoup d’actions sont menées en catimini ; pourquoi cette place au non-dit, au caché ?
D’accord, on se cache beaucoup, dans mon histoire… Je crois, encore une fois, que c’est lié au fait que la protagoniste est une fille. Si quelqu’un l’avait surprise apprenant à lire avec Emilio alors qu’elle était promise à un autre, on imagine le scandale. Concernant sa décision de partir c’est pire encore : autant le village comprend tous ces hommes (ou même ces familles) qui choisissent de tenter leur chance ailleurs, autant c’est inconcevable pour une fille, surtout sans l’accord de sa famille (c’est le cas ici). À partir de là, choisir l’heure de la messe et de la battue aux sangliers pour minimiser le nombre de ceux qui pourraient la voir et, plus tard, éviter les douaniers et les gardes chasse, ce n’est plus du non-dit, c’est de la stratégie de survie !
Plusieurs scènes se passent avec une très faible présence humaine : les caresses à la vache prête à vêler, le décor final (sabots de mulet, bruits de ruisseau, de clarines, de hache). La nature est-elle plus rassurante, paisible et immuable que les comportements purement humains ?
La nature, surtout dans ces régions, est loin d’être rassurante. Rien de paisible dans le fait de tirer sa subsistance de terres ingrates sous un climat rude. Dans ce cadre-là, l’environnement humain (famille, voisins, village) est protecteur. Si j’ai laissé dans l’ombre l’entourage de la jeune fille (pas de dialogues, par exemple) c’est pour concentrer le récit sur le cheminement intime qui va déclencher son départ. Ce n’est que lorsqu’elle se retrouve seule sur le sentier caillouteux descendant en France, qu’elle se laisse aller à l’optimisme et qu’un paysage sylvestre apparaît dans le récit comme une sorte d’apaisement avant l’inconnu.
Des phrases brèves, du début à la fin, sonnant comme des faits implacables. Est-ce un choix de style pour cette histoire et montrer la brutalité des situations, ou un rythme de narration qui s’est imposé à vous ?
C’est un peu chez moi une tendance. Mais pour cette nouvelle il est vrai que cela s’imposait, ne serait-ce que pour marquer l’angoisse, puis l’urgence.
Une multitude d’indices et d’épisodes (enfance, Emilio, sœurs, éducation, tension avec la famille d’Emilio, grand-mère, comportement de Bartolomeo, courriers des émigrés, fuite, etc.) et pourtant une nouvelle de seulement 20 pages publiées par l'Ourse brune ! Pourquoi se concentrer, alors que chaque phrase pourrait former une page et que l’ensemble donnerait un roman, plus "à la mode" que la nouvelle.
On m’a parfois réclamé la suite : que devient la jeune-fille ? J’ai répondu que je ne sais pas, qu’elle va vivre sa vie sans nous et que c’est très bien. Par contre on ne m’avait jamais parlé de roman. Or, de fait, il y a de la matière, dans L’émigrante. Je n’y avais même pas pensé… et la question m’embarrasse un tantinet. Pour faire court je dirais que je suis plus à l’aise dans le travail de la nouvelle : choisir l’angle d’attaque, élaguer, épurer, aller au but. J’ai surtout horreur de m’appesantir. Et tant pis pour "la mode". D’ailleurs, je trouve que la lecture (je parle bien de lecture) d’une nouvelle procure un plaisir très spécial. On s’installe, on lit à voix haute, d’une traite. On est ainsi de plain-pied à la fois avec l’histoire et avec les mots qui racontent l’histoire.
Pas de souci, "la mode" viendra. En attendant, merci à tous ceux et celles qui œuvrent dans cette direction !