Vous livrez beaucoup de détails concrets, réalistes, quand d’autres auteurs lancent de grandes idées génériques. La maison, la forêt sont décrites avec précision ; un style cinématographique. Visualisez-vous les scènes que vous écrivez ?
Non, je ne les vois pas comme on peut voir une scène de film au cinéma, où on n'a que l'image et le son, mais plutôt comme une plongée sensorielle, kinesthésique, et mentale. C'est pour le narrateur la présence des êtres, des objets, des arbres, un sac de blé, un bol, la pluie, un animal blessé. Leur chaleur, leur pesanteur, leur matité. Comme ils sonnent ou frissonnent. Quant aux émotions que cet environnement suscite chez cette ou ce personnage, normalement la lectrice ou le lecteur a l’équipement sensible pour qu’elles naissent dans leur tête. Le bleuet qu’utilise Tony pour chauffer l’eau, le Nescafé, l’odeur du café soluble et le crépitement de ses grains quand Tony verse l’eau dessus, disent du réveil de ces deux hommes dans ce camion au petit matin. Comme ils disent qui ils sont, des manuels, et de la situation exceptionnelle où ils sont. Tony ressent chaque détail de ce matin, il en jouit. Pour lui, les bols de gnole ne sont pas une image, ils existent en odeur de gnole, en son rendu quand le goulot de la bouteille tape dessus, en forme ronde dans la main, et le logo peint dessus raconte l'histoire du bonheur de son enfance. Regardez un bébé regarder, il s'imprègne de tout. Nous voyons tout, par devers nous. Le monde et ses habitants viennent à nous ainsi. Dans une nouvelle de SF dont j'ai oublié le titre, les êtres humains avaient quitté leur corps, il ne restait d'eux que leur cerveau baignant dans un liquide et connecté aux grands ordinateurs mondiaux. Pourrions-nous vivre ainsi, uniquement dans de grandes idées génériques ? Nous sommes sensations, nous sommes des animaux, en guet, gais et inquiets.
La lecture de Ratabougo impose l’oralité ; il est parfois nécessaire de relire la phrase pour lui donner une intonation. Travaillez-vous avec un magnétophone, l’habitude d’écrire pour la radio ou mimez-vous Flaubert dans un gueuloir ?
Oui, je lis et relis à voix haute jusqu'à ce que ça tombe bien, que ça coule sans anicroche.
Maman s’est mise à le provoquer pour qu’il soit comme précédemment, froid et mutique, qu’elle puisse à nouveau s’en plaindre » (p. 11) « Il s’est même débrouillé pour être heureux là » (p. 13), « Pieuchot déteste les tracas, pas les tracas pour les plaignants, mais pour lui, parce qu’ils l’obligent à bouger » (p. 34) En quelques mots, vous résumez des comportements répétitifs et complexes plutôt qu’entrer dans de longues illustrations. Un goût du résumé ou une main tendue à l’imaginaire des lecteurs ?
Maman, le père de Tony, Pieuchot sont tous les trois comme ça. Dans mes souvenirs d'enfant, certains adultes de mon entourage faisaient de la caractérologie « à la truelle » pour parler de quelqu'un, sans les connaissances de psychologie qui nous imprègnent désormais. En les écoutant, j’imaginais les êtres qu’ils décrivaient, et des dizaines d’années après, j’en ai encore le souvenir. Dans Ratabougo, Tony est un homme soucieux de psychologie, d'aider son père, d'évoluer pour changer les choses, pour pouvoir parler avec son père, et en même temps cela lui est terriblement difficile car il vient d'un monde pudique, voire taiseux, mais pourtant bourdonnant d'émotions fortes.
Ces phrases, telles que vous les relevez dans votre question, ont parfois la grâce de tomber d’elles-mêmes, toutes faites, lorsque l’écriture marche, qu'elle est vraiment réussie, du moins je le crois. Les autres fois, il faut aller les chercher, c’est le travail de l’écriture.
Quel est le but profond du personnage de Tony : venir en aide à son père ou s’opposer à sa mère ? Vous contez la querelle familiale ou vous prenez parti pour le fils contre la mère et la sœur, qui torture l’orthographe dans ses SMS ?
Autrement dit, l’auteur doit-il rapporter une des versions en jeu ou s’impliquer dans le différend ?
Le but de Tony est de tenir la promesse qu'il a faite à son père lorsque celui-ci lui a demandé de l'aider à ne pas aller à l'Ehpad. L'opposition à la mère, Tony la constate avec fatalisme et une certaine colère qu’il retourne contre lui-même. Il la regrette, mais cette opposition est, il y est soumis. Ni lui ni sa mère ne peuvent s'en défaire, c'est l'ornière dans laquelle retombent tout le temps leurs roues. L’auteur que je suis ne fait que rapporter tout cela, d'un seul point de vue, celui de Tony.