Aucun nom de personnages, ni de l’entreprise ; on apprend que l’action se situe à Paris et le restaurant près du boulevard des Batignolles. Est-ce un désir d’universalité ou de déshumanisation ?
L’histoire se déroule en une soirée. Une femme se rend au dîner d’anniversaire d’une collègue et amie, et revoit la plupart des personnes avec qui elle a travaillé. Il n’y a aucun nom de personnage, parce que c’est avant tout l’histoire d’un cheminement intérieur, un monologue qui parcourt à travers les visages des invités quinze ans de vie dans une maison de couture, comme un long travelling cinématographique.
Si j’ai gardé des éléments d’identification comme le boulevard des Batignolles, c’est surtout pour leurs sonorités. Il y a une poésie dans les mots Boulevard des Batignolles, qui invite à l’émotion, à la marche, à l’échappée. Je n’ai gardé que l'avenue comme nom identifiant les lieux du passé, en référence à la scénographie du luxe de l’avenue Montaigne.
Les lecteurs qui m’ont parlé de ce livre, se sont, à ma grande surprise, sentis concernés par cette histoire sans référence d’enseigne ni de noms, car à un moment ou un autre, chacun doit choisir entre son implication dans une entreprise et ses propres choix de vie.
Pas de dialogues, juste trois citations du "coupeur de l’atelier flou". Pourquoi cette intériorité à 99 % et pas plus ?
C’est l’histoire, au présent, de ce que provoque en elle ce dîner. Tout départ de la "famille de la grande maison" exclut, l’amitié entre collègues réside dans le fait d’y appartenir. C’est cela qui frappe a posteriori la narratrice. Pourtant, à mesure que la soirée se déroule, son attention se porte sur la rencontre d’un ancien salarié. Comme un parfum capiteux, il surgit et prend tout l’espace, au-delà des règlements de comptes du passé et des déceptions. En somme, c’est un trajet vers la reconstruction après un départ douloureux, par l’amour de quelqu’un qui n’est pas une entreprise mais un être bien réel.
Le personnage central, qui parle à la première personne, n’a pas de nom, son unique rôle est d’être une "ancienne" de la Maison, sa présence à l’anniversaire de son ex-collègue est plutôt une obligation, ses propos font penser à une contrainte et des sortes de règlements de compte. Quelle est la part d’autobiographie, d’observation et d’imagination ?
C’est une histoire que j’ai effectivement écrite après une soirée où j’ai revu mes collègues, après avoir quitté l’entreprise. Je l’ai écrite d’une traite, comme en hommage aux années que j’y avais passé. Je voulais dire la colère d’avoir quitté « cette famille » et en même temps restituer l’enivrant parfum de cette maison. Il y a d’un côté la colère et de l’autre la nostalgie. La beauté du coupeur de l’atelier flou résonne avec cet envoûtement. Il incarne aussi la possibilité d’avoir une « vraie vie », où l’on n’aimerait pas une entreprise « comme un amant ou une maîtresse », car un travail salarié ne remplit pas toute la vie affective. À un moment donné, la narratrice a compris qu’elle s’est fait dévorer par le travail. Il est temps de vivre autre chose.
Je pense a posteriori, en réfléchissant à votre question, qu’il n’y a pas de noms propres parce que tout le monde s’efface derrière ce « grand nom ». Un nom qui semble tout écraser. Je ne parle dans cette nouvelle que de mon expérience personnelle, elle m’appartient.
Beaucoup de détails sur les métiers de la haute couture ; les spécialistes de la mode donneront sans doute un nom à la Maison. Comment organisez-vous votre écriture : un sujet et vous l’approfondissez / une ambiance et vous l’habitez / des idées en vrac et la trame se tisse ?
Pour en revenir à la manière dont je procède, je pars généralement d’une première phrase et je déroule. Au milieu du récit, je trouve la dernière phrase et je parcours la distance a posteriori.
Dans le cas de cette nouvelle, ça n’a pas été le cas, je me suis laissé porter. Je voulais dire la tristesse d’en être partie, mais aussi décrire les métiers qui concourent à la vie de la maison. C’est une entreprise où tous les corps de métiers sont représentés, les gens ne le savent pas toujours, mais une maison de couture est un microcosme où tous les métiers sont représentés : du cuisinier au décorateur en passant par les comptables, les commerciaux, les chauffeurs, livreurs, gardes du corps ; les stylistes, les premières d’ateliers, les vendeuses. Il y a même un médecin et une infirmière à demeure ! (la liste n’est pas exhaustive). C’est tout ça qu’il fallait rendre sans être ennuyeux, et c’est ce pari qui m’a habitée dans l’écriture de cette nouvelle.
Il fallait dire l’essentiel sans rien oublier. Avoir une vue d’ensemble. Je l’ai écrite d’une traite parce que je savais que le lendemain, ce moment de grâce serait passé, celui où on peut ne garder que le meilleur d’une expérience, mettre son écriture au service d’un rêve éveillé, comme un défilé parfait en montrant aussi les coulisses. Comme un long plan séquence, il ne fallait pas de rupture dans l’écriture entre le début et la fin.
Il est difficile de parler de la vie dans une maison de couture sans angélisme, car ce qu’on doit en retenir est avant tout le rêve et l’univers que les robes véhiculent. Toute la difficulté était de ressusciter ce rêve, sans cacher que les salariés sont des gens comme les autres, mais sans tomber non plus dans la sociologie. Derrière chaque personne présente au dîner, il y a une partie de ce monde-là. Rien n’est dit que l’essentiel à mes yeux.
Le monde technique est représenté par les commerciaux et les premières d’atelier, le monde créatif, par le coupeur de l’atelier flou, qui va rendre la robe du styliste possible (et tous les personnages de femmes possibles qui vont habiter cette robe).
La Grande Maison contient tous les ingrédients d’un roman, des drames possibles et des enjeux disponibles. Pourtant, vous avez opté pour une nouvelle. Qu’est-ce qui a guidé votre choix ?
J’ai au départ essayé d’en faire un roman, écrit trois autres histoires qui se passent dans la maison, l’histoire d’un DRH, la petite main qui termine la robe de mariée, la directrice de la boutique qui se fait plaquer, mais la vie de la maison est une réalité finalement assez difficile à déployer car les rouages d’une entreprise sont les mêmes partout. Couture ou pas, ce qui compte dans un roman ce sont en effet les enjeux entre les personnages ; or, je voulais restituer une forme de poésie de la vie dans cette maison.