Le major disparut avec ses certitudes et son lyrisme, Mrs Marck resta avec ses interrogations.
L’affaire perturba la jeune propriétaire : en achetant la maison, elle aspirait à une vie heureuse et discrète dans un logis ordinaire, avec la cuisine où préparer le thé, le bow-window s’ouvrant sur un parc, la cheminée où lire en plein hiver ; elle avait mesuré l’ampleur des travaux, mais n’avait pas imaginé être interrompue par les officiels, les vétérans, les historiens, les colombophiles et les voisins. Des dizaines de visiteurs défilèrent dans la demeure, se montrant tour à tour sympathiques ou drôles, tendres ou illuminés comme cet internaute qui soutenait que l’oiseau calciné fut un envoyé extra-terrestre porteur d’un message de l’au-delà, dans un langage intergalactique.
— L’expéditeur était un alien qui semblait avoir des notions de notre langue, s’étonna-t-elle en son for intérieur.
Les curieux posaient les mêmes questions sur le pigeon, sur le billet rose, sur la cheminée, sur la guerre, sur la maison et sur Mrs Marck elle-même, qui rougissait de paraître comme une vedette sous les projecteurs de l’actualité. Elle ignorait une grande part des réponses à apporter et se vit contrainte à en fabriquer : comment parler d’un oiseau qu’elle ne connaissait ni d’Eve, ni d’Adam ? Que dire d’une guerre qu’elle n’avait vue que dans les livres scolaires ? Que répondre à des anciens qui avaient connu les voitures à cheval ? Que raconter d’une maison achetée à peine trois mois auparavant ?
Le summum des importuns fut le jeune universitaire, bardé de diplômes et de suffisance ; il se déclarait expert mondial de la communication des forces armées, des systèmes de codage et de transfert, des techniques de correspondance et de brouillage. Il fallut près de deux heures à la marionnette désarticulée, aussi osseuse que l’oiseau de la cheminée, pour évoquer la présence du pigeon dans le conduit, l’écriture incompréhensible du message, la nature de l’encre utilisée et le papier rose.
— Les messagers de cette période rédigeaient sur un format standard quand le contenu intéressait les plus hautes autorités ; a contrario, ils prenaient un papier d’un léger kraft kaki pour s’adresser à leurs officiers. Vous saisissez ? Parfois, dans la tourmente de la bataille, ils se trouvaient obligés d’utiliser ce qu’ils avaient sous la main pour envoyer un message urgent ou express. Comprenez-vous ? C’était la guerre, n’est-ce pas ? Et ils n’avaient pas de papeterie à leur disposition. Mais jamais ils n’utilisèrent la couleur rose, ni pour l’encre, ni pour le support : inimaginable, incompréhensible, presque incongru...
Bref, le savant constatait beaucoup de choses mais n’en expliquait aucune. Mrs Marck doutait que « son » pigeon fût aussi instruit que ce soi-disant spécialiste, pourtant il avait su le dérouter.
La jeune femme fut émue par la visite d’une vieille dame, presque centenaire, Mrs Smith. Elle habitait une maison proche, qu’elle tenait de ses parents. Toute de noir vêtue, elle embrouillait ses souvenirs d’enfance, ses regrets de veuve, ses enchantements de mère et ses anecdotes d’écolière. Mrs Smith parut charmante à Mrs Marck, elle s’exprimait dans un langage châtié, avec simplicité et précaution.
— Je demeure dans la maison juste en face de la vôtre. Mes parents s’y sont installés deux ans avant la fin de la guerre. J’ai bien connu Mr et Mrs Sucker qui logeaient ici. Leur fille Mary était vite devenue ma meilleure amie. Nous étions dans la même classe. Oh, si je m’en souviens : deux amies inséparables, même dans l’abri pendant les attaques aériennes. À la fin de la décennie, nos études nous ont éloignées l’une de l’autre et désormais, j’ignore ce qu’est devenue Mary, je crois qu’elle s’est mariée et installée en Australie ou en Afrique… ou peut-être ailleurs.
La vieille dame fouillait sa mémoire, ajoutant détail après détail et répétant les souvenirs confus.
— Mon esprit divague. Veuillez m’en pardonner ! Pour ce qui concerne votre histoire, je me rappelle très bien Mr Sucker, le père de Mary. C’était un passionné de pigeons, il s’occupait beaucoup des siens et je ne serais pas surprise si celui que vous avez trouvé dans votre conduit de cheminée lui eût appartenu. Quand nous sommes arrivés dans le quartier, tout le voisinage affirmait que c’était un des meilleurs colombophiles de notre Empire, de l’Empire en entier ! c’est pour vous dire. Quand la guerre fut déclarée, Mr Sucker a été requis pour mettre son art au service de nos forces. Son travail à l’armée consistait à soigner les bêtes. Au moment du débarquement en Normandie, Mr Sucker fut emporté avec ses oiseaux pour que ceux-ci rapportent des messages dans leur bercail. Leur fils Peter… oh, le joli garçon que c’était, un charmant jeune homme, avec quelques années de plus que sa sœur. Soyons sérieuses, nous étions bien trop jeunes pour imaginer quoi que ce soit, mais je me souviens qu’il était d’une douceur infinie, galant, toujours prévenant…
Les yeux de la vieille dame s’illuminaient.
— Mais je vous égare, je disais donc que Peter réceptionnait les pigeons et emportait les billets dans un bureau près de Londres, dans les services de l’armée.
Mrs Smith ravivait ses souvenirs et mélangeait leurs détails, ou plutôt elle embrouillait les éléments au point que l’ensemble paraissait confus, un puzzle dont il manquait l’image d’ensemble.
— Et le message trouvé, coincé dans la petite bague ? demanda Mrs Marck, impatiente de comprendre. Personne n’a réussi à déterminer son contenu et son usage, vous avez une idée ?
— Ah, les billets roses, s’exclama la veuve amusée de savoir la vérité devant les personnages imbus de choses compliquées. Ces papiers-là n’étaient pas pour le Bureau, c’était pour Mrs Sucker et rien que pour elle : un jeu entre les deux époux, des petits mots intimes qui entretenaient l’amour et la fidélité. Pas étonnant que les experts militaires ou les savants historiens n’y comprennent pas grand-chose.
Jean-Patrick Beaufreton