Jean-Patrick Beaufreton, normand ou normandiste ?

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Jean-Patrick Beaufreton se plaît à revendiquer un attachement tardif à l’écriture ; il s’en est approché via les contes et légendes de Normandie qu’il collectait pour La Piterne et par les années à former les rédacteurs appelés à composer des rapports, des courriers ou des copies de concours administratifs.
On ne s’intéresse pas aux écrits des autres (auteurs du passé ou employés contemporains) sans chercher les dessous de la pratique ; à force de compulser traités et manuels, écouter les témoignages des écrivains, lire les analyses universitaires, Jean-Patrick s’est lancé dans de courts récits, avant de se risquer au roman. Il déclare préfèrer la nouvelle, brève comme un conte, plus directe... comme son « mauvais » caractère !

Site de l'auteur

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Quelles sont tes sources d'inspiration ?

En premier lieu, ma région : la Normandie. À fouiller les archives et les fonds anciens en quête de légendes (plus de 1200 collectées dans les cinq départements), je me suis intéressé aux auteurs, aux anecdotes, à l'histoire locale. De quoi composer des épopées historiques. Mon premier roman S'aider ou crever en est l'illustration.
La seconde source réside dans les faits divers, ceux d'hier conservés dans les journaux  du XIXe siècle qui publiaient aussi des nouvelles, ceux d'aujourd'hui nichés dans quelques sites de la "toile".
Enfin, je laisse vagabonder mon imagination quand je randonne... en solitaire, cà écouter les habitants et échanger avec les animaux.

Tu étais formateur, il en reste des séquelles ?

Retiré des salles de formation, j'ai commis des ouvrages pour les éditions Studyrama et j'anime un atelier d’écriture dans une association d'éducation populaire.

Pourquoi autant de nouvelles et peu de romans ?

Je suis paresseux, pressé d'en finir. Le format court est adapté.
Blague à part, je suis venu à l'écriture par les légendes et les contes : un lieu, un ou deux personnages, un problème et la solution rapide les transforme en pierres, les enfouit dans une grotte ou leur offre la richesse. Quand j'ai découvert les nouvelles, classiques ou contemporaines, leur format colle à mon goût des difficultés repérées et résolues : quand tu as mal aux dents, tu prends rendez-vous... pas besoin d'y passer 50 pages !
La ré-écriture des contes m'a poussé à m'arrêter aux faits simples et quotidiens, dans un format de la taille d'une légende, et la nouvelle m'a accueilli sans heurts.

Tu habites à quelques kilomètres du château de Miromesnil où est né Maupassant. Te sens-tu influencé ?

Par le château, non, même si j'en conseille la visite. Par l'auteur, beaucoup plus.
Je m'amuse des commentaires où un endroit fréquenté par un "grand" écrivain inspirerait les scribouillards : un argument d'Office de tourisme, pas une méthode de travail. Pour moi, l'inspiration est plus fréquente en écoutant les gens, en lisant des ouvrages, en croisant les informations. Les lieux inspirent, au sens où on aime y placer les personnages, les actions, les intrigues.
Je ne crois pas à la révélation descendue du Ciel, filtrée par les objets. Mon côté cartésien et réaliste ; je me sens pas à ma place dans cette poésie à dix balles.

Tu publies beaucoup en numérique, moins en papier ?

Mon côté écolo (rires) ou ma paresse de transporter des kilos. (re-rires). En fait, mes œuvres sont disponibles selon trois voies ;
1 - des nouvelles en lecture libre sur mon site personnel, où j'apprécie d'échanger avec les lecteurs, et sur Atramenta.net
2 - des nouvelles plus longues vendues sur 7Switch
3 - les livres papier, dans les rares salons auxquels je participe.

La Nouve : une lubie, un manque, une volonté de te faire voir ?

Que d'éventualités ! Nous sommes quatre amis qui nous connaissons depuis pas mal de temps. L'association a été créée en 1998 ; elle m'a salarié pour aller chercher les contes et légendes, former les stagiaires à l'écriture. Puis, à l'heure de la retraite, la Présidente m'a proposé d'en prendre les rênes, mais j'ai déménagé : les copains d'un côté et moi de l'autre.
Que faire ensemble ? Le télé-travail a pris son essor avec le Covid, on a imaginé la télé-assocation. D'abord l'idée d'un site des contes normands. Le patrimoine était dans mon ordinateur et j'étais seul à accepter de me coltiner les plate-formes de mise en ligne.
Par tâtonnements, nous avons remarqué que la nouvelle était omniprésente et décriée en même temps : concours, recueils, sites, festivals contre l'idée toute faite : ça ne plaît pas aux lecteurs. On a creusé le constat : ce qui existe, ce qui marche, ce qui manque ? Un recensement, plutôt qu'un jugement a-priori.
Quelques mois de visites de sites, de librairies, de bibliothèques et banco : on ne copie pas ce qui est disponible, on tente de parler de tout, sans exclusive, ni doctrine. Ça correspond à mon caractère et l'équipe a suivi : Marie-Claude lit et donne son avis ; Robert triture les images (logos des éditeurs, couvertures des bouquins) ; Gaby nous a rejoints avec son savoir technique et ma pomme réceptionne les infos, les candidatures au concours et les dispatche. En fait de Président, je sers surtout de standardiste.

Et la "cerise sur le gâteau"...

Je conserve toutes mes nouvelles par ordre chronologique. La plus ancienne  L'Ancien et le Gamin est insérée dans le recueil Le bel âge.

Pour le site, j'offre donc la deuxième : Pigeon vole, également téléchargeable sur mon site. L'histoire me fut inspirée par un fait divers au moment où je l'ai composée : un ossement de pigeon découvert dans des travaux en Angleterre... le point de départ m'a conduit à dresser une galerie de portraits et chercher l'explication de la trouvaille.

Bibliographie

Avis de lecteur

RECUEILS

Le bel âge (2021)
Tous contes faits (2017)
Posez vos pieds vagabonds (2017)

ROMANS

Marier la Claudine (2024)
Père et mers (2018)
Amour en dérive (2017)
S’aider ou crever (2016)

AUTRES FORMES

Légendes de Normandie (2021)
L'épopée de Robert le Diable (2019)
La Seine normande (2001)

Pigeon vole

Mrs Marck retint un hoquet d’effroi devant le spectacle incroyable, choquant presque qui se révélait sous ses yeux.
À tout juste trente ans, Mrs Marck était fière d’être propriétaire de sa propre maison, mais sa satisfaction semblait inconvenante devant ce corps, ou plutôt ce cadavre, osons même le terme exact : ce squelette. À vrai dire, ce n’est pas elle qui avait découvert le défunt, Dieu l’en préserve, mais le ramoneur, qui lui a présenté les ossements et a demandé, d’un air placide :
— C’est à vous ?
L’étranglement de Mrs Marck n’a pas ému l’ouvrier : il posait la question avec un air d’évidence, une sorte de constat ordinaire. Il tenait son auge à bout de bras, pleine de cendres sur lesquelles trônait le tas d’os terminé, d’un bout, par une sorte de bec et, de l’autre, par un minuscule anneau métallique.
— C’est quoi ? explosa la jeune femme.
— À mon sens, c’est un oiseau. Je dirais même un pigeon. Et si vous me permettez : un pigeon de l’armée !
La propriétaire écarquillait les yeux devant tant de déductions, avec si peu d’indices.
— Et comment savez-vous tout cela ?
— Eh bien, à cause de la bague.
L’artisan décrivit tour à tour la forme générale du corps, le morceau de fer et conclut par le ticket accroché à la patte ; Mrs Marck crut entendre un spécialiste des cadavres aviaires.
— Ça, je ne l’ai jamais vu : un message écrit sur du papier rose !
— Et pourquoi pas ?
— Bah, c’est qu’il date de juillet 44 !
Mrs Marck ne comprenait pas grand-chose aux réflexions du ramoneur. De son éducation aux bonnes manières, elle avait juste retenu qu’en 1944, il y avait la guerre et que des pigeons militaires portaient des messages. Elle songea que c’était sans doute un de ces auxiliaires sodatesques qu’elle avait sous les yeux, mais ce qui la choquait était que cette découverte se fît chez elle et non dans la vitrine d’un musée.
— C’est un héros, alors ? demanda-t-elle, espérant pour sa demeure un titre de gloire.
— Ou un traître ! Parce que je ne comprends rien à ce qui est écrit : moitié effacé, moitié anglais, visiblement rien à voir avec les armées.
— Vous pensez que l’animal se serait trompé de chemin ? Ou alors serait-ce un volatile allemand venu en terrain ennemi.
— Oh là, ma petite dame, vous lisez trop de romans, vous. Un pigeon, ça sait toujours où est-ce qu’il va. Mais le message qu’il transporte, on ne sait jamais à qui il va.

Le colonel Patch observa le cadavre et le billet transporté. Il déplora ne pouvoir en tirer aucune conclusion : ce n’était pas dans ses attributions de Président des anciens combattants, dont le rôle était d’honorer les cérémonies. Ses médailles exprimaient l’émotion de circonstances, elles respectaient l’étiquette d’un officier de Sa Gracieuse Majesté. La moustache témoignait de la prudence, de la réserve, voire de la distinction, rien d’autre.
Une mûre réflexion permit au gentleman de considérer le pigeon de Mrs Marck comme une victime évidente de la Seconde Guerre mondiale. À défaut d’informations probantes, le volatile ne pouvait être considéré ni comme un digne serviteur de la couronne royale, ni comme un suppôt de l’ennemi. À défaut de pouvoir interroger le protagoniste lui-même, son expéditeur et son destinataire, l’unique manière de lever le doute était de comprendre le message sibyllin, assurément codé, en saisir la finalité et en apprécier la portée.
— Tout ça pour un pigeon mort il y a 70 ans, s’étonna Mrs Marck. Vous pensez que ce message décrypté pourrait changer le cours des évènements ?
L’incertitude d’avoir acquis une demeure historique troublait le sommeil de Mrs Marck ; son père l’avait prévenue qu’un tel cas permettrait certes une revente avec un bénéfice certain, mais occasionnerait bien des dérangements.
— Madame, nous sommes devant un évènement d’ampleur historique. Nous devons l’appréhender à sa juste valeur. Sa Majesté a octroyé la médaille Dickin a trente-deux héros volants de cette époque qui ont traversé la Manche et rapporté du front des informations inestimables ; votre oiseau est peut-être le « number 33 » de ce bataillon héroïque !
L’officier s’inclina avec un profond respect, pria son hôte de bien vouloir lui donner congé et disparut pour ne jamais reparaître.

Le major de la municipalité s’enthousiasma de la découverte, l’homme distingué, aux manières surannées et au zozotement prononcé, en félicitait son auteur. À quelques mois du prochain scrutin, la nouvelle habitante deviendrait à ses yeux une voix supplémentaire ; l’édile lui apportait la considération digne de la circonstance. Il lui octroyait cent éloges pour son choix d’être venue s’installer dans la commune, se réjouissait de trouver en elle le témoignage du rajeunissement souhaité de la cité, l’encensait pour avoir acquis cette maison au riche passé. Il la congratulait pour son aménagement de goût et la remise en état de l’antique demeure ; il la remerciait d’avoir attiré les regards du monde entier, et surtout les caméras des chaînes nationales, sur la ville par sa trouvaille d’une portée immense, voire phénoménale.
— Ce ne sont que les vieux ossements d’un oiseau, osa Mrs Marck encombrée d’un tel brouillamini dont elle ne saisissait pas l’intérêt.
— Un pigeon voyage, Madame. Le vôtre a traversé les champs de bataille, c’est désormais certain. Il a survolé la mitraille, à n’en pas douter. Il aurait pu périr sous les coups de la défense anti-aérienne, nos soldats y veillaient. Après ces péripéties rocambolesques, après ces épreuves surhumaines, il a choisi notre ville, que dis-je votre maison, pour y trouver le repos éternel.
— Si vous le dites !

Le major disparut avec ses certitudes et son lyrisme, Mrs Marck resta avec ses interrogations.

L’affaire perturba la jeune propriétaire : en achetant la maison, elle aspirait à une vie heureuse et discrète dans un logis ordinaire, avec la cuisine où préparer le thé, le bow-window s’ouvrant sur un parc, la cheminée où lire en plein hiver ; elle avait mesuré l’ampleur des travaux, mais n’avait pas imaginé être interrompue par les officiels, les vétérans, les historiens, les colombophiles et les voisins. Des dizaines de visiteurs défilèrent dans la demeure, se montrant tour à tour sympathiques ou drôles, tendres ou illuminés comme cet internaute qui soutenait que l’oiseau calciné fut un envoyé extra-terrestre porteur d’un message de l’au-delà, dans un langage intergalactique.
— L’expéditeur était un alien qui semblait avoir des notions de notre langue, s’étonna-t-elle en son for intérieur.
Les curieux posaient les mêmes questions sur le pigeon, sur le billet rose, sur la cheminée, sur la guerre, sur la maison et sur Mrs Marck elle-même, qui rougissait de paraître comme une vedette sous les projecteurs de l’actualité. Elle ignorait une grande part des réponses à apporter et se vit contrainte à en fabriquer : comment parler d’un oiseau qu’elle ne connaissait ni d’Eve, ni d’Adam ? Que dire d’une guerre qu’elle n’avait vue que dans les livres scolaires ? Que répondre à des anciens qui avaient connu les voitures à cheval ? Que raconter d’une maison achetée à peine trois mois auparavant ?
Le summum des importuns fut le jeune universitaire, bardé de diplômes et de suffisance ; il se déclarait expert mondial de la communication des forces armées, des systèmes de codage et de transfert, des techniques de correspondance et de brouillage. Il fallut près de deux heures à la marionnette désarticulée, aussi osseuse que l’oiseau de la cheminée, pour évoquer la présence du pigeon dans le conduit, l’écriture incompréhensible du message, la nature de l’encre utilisée et le papier rose.
— Les messagers de cette période rédigeaient sur un format standard quand le contenu intéressait les plus hautes autorités ; a contrario, ils prenaient un papier d’un léger kraft kaki pour s’adresser à leurs officiers. Vous saisissez ? Parfois, dans la tourmente de la bataille, ils se trouvaient obligés d’utiliser ce qu’ils avaient sous la main pour envoyer un message urgent ou express. Comprenez-vous ? C’était la guerre, n’est-ce pas ? Et ils n’avaient pas de papeterie à leur disposition. Mais jamais ils n’utilisèrent la couleur rose, ni pour l’encre, ni pour le support : inimaginable, incompréhensible, presque incongru...
Bref, le savant constatait beaucoup de choses mais n’en expliquait aucune. Mrs Marck doutait que « son » pigeon fût aussi instruit que ce soi-disant spécialiste, pourtant il avait su le dérouter.

La jeune femme fut émue par la visite d’une vieille dame, presque centenaire, Mrs Smith. Elle habitait une maison proche, qu’elle tenait de ses parents. Toute de noir vêtue, elle embrouillait ses souvenirs d’enfance, ses regrets de veuve, ses enchantements de mère et ses anecdotes d’écolière. Mrs Smith parut charmante à Mrs Marck, elle s’exprimait dans un langage châtié, avec simplicité et précaution.
— Je demeure dans la maison juste en face de la vôtre. Mes parents s’y sont installés deux ans avant la fin de la guerre. J’ai bien connu Mr et Mrs Sucker qui logeaient ici. Leur fille Mary était vite devenue ma meilleure amie. Nous étions dans la même classe. Oh, si je m’en souviens : deux amies inséparables, même dans l’abri pendant les attaques aériennes. À la fin de la décennie, nos études nous ont éloignées l’une de l’autre et désormais, j’ignore ce qu’est devenue Mary, je crois qu’elle s’est mariée et installée en Australie ou en Afrique… ou peut-être ailleurs.
La vieille dame fouillait sa mémoire, ajoutant détail après détail et répétant les souvenirs confus.
— Mon esprit divague. Veuillez m’en pardonner ! Pour ce qui concerne votre histoire, je me rappelle très bien Mr Sucker, le père de Mary. C’était un passionné de pigeons, il s’occupait beaucoup des siens et je ne serais pas surprise si celui que vous avez trouvé dans votre conduit de cheminée lui eût appartenu. Quand nous sommes arrivés dans le quartier, tout le voisinage affirmait que c’était un des meilleurs colombophiles de notre Empire, de l’Empire en entier ! c’est pour vous dire. Quand la guerre fut déclarée, Mr Sucker a été requis pour mettre son art au service de nos forces. Son travail à l’armée consistait à soigner les bêtes. Au moment du débarquement en Normandie, Mr Sucker fut emporté avec ses oiseaux pour que ceux-ci rapportent des messages dans leur bercail. Leur fils Peter… oh, le joli garçon que c’était, un charmant jeune homme, avec quelques années de plus que sa sœur. Soyons sérieuses, nous étions bien trop jeunes pour imaginer quoi que ce soit, mais je me souviens qu’il était d’une douceur infinie, galant, toujours prévenant…
Les yeux de la vieille dame s’illuminaient.
— Mais je vous égare, je disais donc que Peter réceptionnait les pigeons et emportait les billets dans un bureau près de Londres, dans les services de l’armée.
Mrs Smith ravivait ses souvenirs et mélangeait leurs détails, ou plutôt elle embrouillait les éléments au point que l’ensemble paraissait confus, un puzzle dont il manquait l’image d’ensemble.
— Et le message trouvé, coincé dans la petite bague ? demanda Mrs Marck, impatiente de comprendre. Personne n’a réussi à déterminer son contenu et son usage, vous avez une idée ?
— Ah, les billets roses, s’exclama la veuve amusée de savoir la vérité devant les personnages imbus de choses compliquées. Ces papiers-là n’étaient pas pour le Bureau, c’était pour Mrs Sucker et rien que pour elle : un jeu entre les deux époux, des petits mots intimes qui entretenaient l’amour et la fidélité. Pas étonnant que les experts militaires ou les savants historiens n’y comprennent pas grand-chose.

Jean-Patrick Beaufreton